Bien qu’il n’y ait pas pénurie de femmes bouddhistes remarquables que j’ai rencontrées en Mongolie quand j’y ai vécu (2005-2009), l’une d’elle se distingue entre toutes: la Vénérable Amaa qui, quand je l’ai rencontrée en Juin 2008, était encore forte dans sa pratique à 104 ans.
Pour montrer quel trésor était Amaa, il faut re-situer le contexte. Tout le monde ne sait pas que la culture mongole a été tout aussi pleinement imprégnée par le bouddhisme Vajrayana que le Tibet. Lorsque Amaa est née au tout début du XXe siècle, il y avait plus de 1000 ensembles monastiques éparpillés à travers les déserts, les steppes et les forêts de la Mongolie. Beaucoup d’autres pratiquaient en tant que laïcs yogis et yoginis; Le père de Amaa était un lama accompli, ainsi que son grand-père. Être née dans une telle famille était spécial en Mongolie, mais pas tout à fait inhabituel.
En tant qu’enfant dans les prairies de l’est de la Mongolie, Amaa commença à apprendre les prières et les chants de son père. Arya Tara et le Bouddha Shakyamuni étaient ses supports particuliers. Comme sa pratique mûrissait et que sa dévotion s’approfondissait, elle fut initiée aux anciennes traditions tantriques de Padmasambhava. Elle se forma également d’après l’enseignement de l’un des plus grands pratiquants presque contemporain de la lignée de Padmasambhava, Danzan Ravjaa (1803-1856), le célèbre « mahasiddh »de l’est du désert de Gobi. En particulier, elle se sentit attirée par la manière qu’avait Danzan Ravjaa de pratiquer chöd, les rituels et les visualisations pour couper directement à travers l’ego que les Mongols appellent « Lujing », en tibétain pour « offrir le corps. »
À l’âge de seize ans, Amaa était la plus jeune d’un petit groupe qui accompagnait le lama tibétain Zundui loin dans la campagne pour apprendre et pratiquer la méditation intensive.
Mais en même temps, de grandes forces politiques soufflaient du nord. Alors que la Mongolie repoussait vers la Chine le dernier des suzerains de la dynastie des Qing en 1911, la révolution communiste gagnait en force au nord de la Russie. Son influence était telle qu’en 1924, la Mongolie est devenue officiellement la deuxième nation communiste du monde, la République populaire de Mongolie. Pendant ce temps, l’aspect anti-religieux de l’idéologie communiste se répandit et s’intensifia. Le groupe de retraitants de Amaa dût se disperser après un peu plus de deux ans de vie commune.
Il s’ensuivit une partie de jeu du chat et de la souris avec les cadres communistes. Amaa se rappelle que ses propres enseignants faisaient alors usage de pouvoirs particuliers. Quand une patrouille de l’armée rouge était sur le point de trouver son maitre principal, Artiin Mergen Pandita, il fit deux cercles sur le sol avec du sable et demanda à son serviteur de se tenir dans l’un des deux et ne pas bouger, tandis qu’il faisait la même chose dans l’autre. Les soldats arrivèrent, le serviteur paniqua et quitta son cercle, il fut immédiatement arrêté. Le lama resta immobile et demeura invisible, échappant à la capture.
Sous l’influence de Staline, la persécution religieuse ne fit qu’empirer, aboutissant à une véritable purge au cours des années 1937-1939. À ce moment là, presque tous les monastères furent pillés et détruits, les lamas érudits furent exécutés ou envoyés en Sibérie, les moines furent forcés de quitter l’habit, les yogis et les yoginis furent dispersés, et toute pratique religieuse fut déclarée illégale. Il en fut ainsi jusqu’à ce que des manifestations de masse pacifiques mènent en 1990 à des réformes démocratiques.
Durant cette période, Amaa dit qu’elle adopta l’apparence d’une personne ordinaire pour survivre. Compte tenu de l’immensité de sa superficie et de la population clairsemée de la Mongolie, elle me dit qu’elle était souvent en mesure de fréquenter des cimetières éloignés et d’autres endroits solitaires pour continuer sa pratique en secret.
Ainsi, quand j’ai rencontré Amaa des décennies plus tard, elle était la seule personne que je connaissais qui avait des souvenirs personnels directs de l’époque du bouddhisme mongol pré-communiste, et elle était devenue célèbre pour sa persévérance courageuse et ses accomplissements pendant les «années noires». Amaa était également reconnue comme la seule personne dans l’ensemble de trois provinces de l’Est de la Mongolie qui était capable d’accomplir les cérémonies complètes ainsi que les chants appropriés pour ceux qui étaient morts. Néanmoins, elle était tout à fait humble. Quand j’ai fait le pèlerinage jusqu’à son lieu d’habitation modeste dans la province de Khentii, j’ai trouvé que les gens venaient la voir dans sa yourte à toute heure du jour ou de la nuit. Même à 104 ans, elle restait là sur le tapis de sa yourte. Elle croisait sous son corps ses jambes pareils à de minces roseaux, maintenues par des bottes traditionnelles mongoles qu’elle avait faites elle-même 80 années auparavant («une paire pour l’été, une pour l’hiver»), saluant tout le monde avec le même amour, de son sourire édenté, répondant à leurs demandes et distribuant conseils et bénédictions.
En Octobre 2008, j’ai eu le privilège d’être présent pour les cérémonies d’inauguration de la nouvelle yourte d’Amaa (quand elle avait presque 105 ans). C’était un miracle de voir son absorption totale dans son chant consacré, et la vénération que les populations locales nourrissaient à son égard. Après la cérémonie, j’eus la chance de lui parler. Je l’ai suppliée de vivre plus longtemps et de bénir ce nouveau temple de sa présence. Elle se mit à rire, et répondit: «Eh bien, tandis que nous chantions, j’ai remarqué que les flammes des lampes à beurre avaient de très bonnes couleurs et formes. Peut-être cela signifie que je vais vivre un peu plus. »
Et c’est ce qu’elle fit. Amaa est décédée en 2010, à près de 106 ans, l’une des derniers témoins d’une génération et d’une culture à jamais disparues.
Konchog Norbu Monastique
Source : Sakhyadhita International, traduction Bouddhisme au Féminin