« Dans ce corps même, avec toutes ses impressions sensorielles, ses pensées et ses idées, là, je te le déclare, est le monde, l’origine du monde, la cessation du monde et aussi la voie qui mène à cette cessation. » (Anguttara Nikaya)
En tant que pratiquantes bouddhistes, quel regard portons-nous sur le corps, sur notre corps. Qu’est que le Bouddha nous enseigne, et de quelle façon cet enseignement influe-t-il sur nos vies ?
Ce corps est le lieu de notre expérience, de toute expérience dans ce monde, et c’est dans ce corps et grâce à lui que nous pouvons comprendre les quatre nobles vérités de la souffrance, de l’origine de la souffrance, de la cessation de la souffrance et du chemin qui mène à la cessation de la souffrance.
Ce corps est tout à la fois le lieu de notre enchainement au samsara et celui de la possibilité de nous en libérer, quel paradoxe apparent.
La souffrance, notre corps la connait, il en a peur ; la satisfaction sensorielle, il la connait et il la cherche, désir et peur, voilà l’origine de la souffrance.
Ce corps c’est le point de contact avec le monde, avec le regard de l’autre, c’est l’image qu’on a de soi, et l’attachement à cette image de soi-même.
En même temps, notre corps est un support indispensable à la pratique. Toute expérience dans ce corps, expérience de sa fragilité, de sa vulnérabilité, de son impermanence, de la maladie, voire du handicap, peut devenir une occasion de pratique, peut devenir pratique. La vigilance sur ce corps et sur ses manifestations est le chemin vers l’éveil.
Dans le célèbre sutra sur l’établissement de l’attention, le Bouddha expose la pratique de l’observation de la respiration, des mouvements du corps, du contenu du corps, des éléments composant le corps, de la désagrégation du corps, et des sensations du corps.
C’est dans son corps, en dépit de la douleur, de l’inconfort, de la chaleur, que Gerta Ital que nous célébrons dans ce numéro a pu atteindre la plus haute réalisation.
Sans corps pas d’obstacle à l’Eveil, mais sans corps, pas d’Eveil ! C’est bien le sens du sutra que nous citons en haut de cet article.
Le Bouddha nous propose de regarder le corps d’une façon toute différente de celle que nous propose notre société matérialiste où le corps n’est vu que comme un instrument de plaisir parce que la dimension spirituelle de l’être a totalement disparu.
Dans notre société d’opulence consumériste, le corps devient un enjeu économique. Il faut entretenir constamment le désir d’acheter, célébrer la gourmandise, créer des besoins, y répondre par une multitude d’objets inutiles, rendre les gens toujours plus esclaves de leurs désirs.
Susciter encore et encore chez les femmes le désir d’être belle, d’être désirable, d’acheter des parures, des ornements ; proposer sans cesse un modèle de beauté éphémère et inatteignable. Tout cela, les femmes en sont abreuvées dès leur enfance, et maintenant plus que jamais ! On propose même des vêtements « sexy » à des fillettes !
Et en plus, ces messages publicitaires véhiculent une vision de la femme qui n’existe pas en tant qu’individu autonome, mais n’a de valeur que comme objet sexuel.
Tout est fait pour nourrir sans fin les poisons de l’avidité et de l’ignorance et entretenir la souffrance du samsara.
Ces messages mortifères génèrent chez beaucoup de femmes qui les intériorisent sans les mettre en question l’angoisse d’une quête incessante pour rester à jamais jeunes et entretenir une image d’elles-mêmes qui soit conforme aux canons de beauté de la pub, de la télévision, des stars et des magazines, une quête vaine qui ne peut aboutir bien sûr.
Toute imperfection, tout dysfonctionnement du corps est vécu comme quelque chose d’injuste et de dramatique. D’où l’effroi en face du handicap, de la vieillesse, de la mort.
C’est là où la pratique bouddhiste est si importante, car elle nous offre une perspective radicalement autre. Le Bouddha nous rappelle que le désir et la jouissance portent en germe la souffrance, et que la maladie, la vieillesse et la mort du corps sont incontournables. Et surtout, que la dimension spirituelle est plus importante que le monde physique.
N’est-ce pas l’oubli de cette dimension spirituelle de l’être qui est la cause de tellement de souffrances dans le monde actuel ? Lorsque l’autre est regardé comme un simple objet, comme un moyen de jouissance, il est nié dans sa dimension d’être sensible et on peut faire de lui ce qu’on veut. C’est cette attitude égocentrique qui engendre des drames à l’échelle planétaire. Trafic d’êtres humains, enfants et jeunes femmes enlevés et utilisés comme des objets à des fins de satisfactions sexuelles, destruction massive de l’environnement et aussi traitement des corps des animaux avec un manque total de compassion puisqu’ils ne sont que des « produits ».
Nous venons d’opposer la vision bouddhiste à la perspective matérialiste, mais la relation au corps de l’autre, au corps de la femme a toujours été pour les moines une question problématique dans toutes les religions. Dans d’anciens textes bouddhistes, de la plume de moines tourmentés par leurs propres désirs, le corps féminin, parce qu’il était vécu comme tentation, est regardé comme « impur », comme « dégoutant ». Ainsi dans la » Précieuse Guirlande des avis au roi « , le grand philosophe de la vacuité, Nagarjuna écrit :
L’attirance pour une femme vient surtout
De la pensée que son corps est pur,
Mais il n’y a rien de pur
Dans le corps d’une femme,
De même qu’un vase décoré rempli d’ordures
Peut plaire aux idiots,
De même l’ignorant, l’insensé
Et le mondain désirent les femmes.
La cité abjecte du corps,
Avec ses trous excrétant les éléments,
Est appelée par les stupides
Un objet de plaisir ».
Pour aider les pratiquant(e)s à se libérer de l’attachement au corps, le Bouddha a exposé les phases détaillées de sa désagrégation après la mort, phases sur lesquelles le méditant doit s’attarder de façon répétée.
Par la suite, et cette fois à l’usage des seuls moines, les exercices détaillant les différents éléments du corps ont été étendus (et réservés ?) à la description de l’intérieur « répugnant » du corps féminin : fluides, sécrétions, mucus, excréments, etc… (remarquons que ces fluides, mucus, sécrétions et excréments qui sont identiques dans les corps masculins sont des processus organiques extraordinaires d’intelligence biologique).
Ces « méditations » destinées à refroidir l’ardeur sexuelle des jeunes moines n’ont pas manqué de développer en eux des attitudes négatives à l’égard des femmes, qui sont toujours d’actualité.
Ne peut-on légitimement se poser une question sur l’influence de la vision qu’ont les moines bouddhistes du corps de la femme en Thaïlande, pays où le bouddhisme est religion d’état, où tous les hommes passent par l’état de moine et où la prostitution est devenue une industrie ? et où, contrairement à ce que s’imaginent les Occidentaux, la plus grande partie des clients sont thaïlandais ?
Quant aux moines tibétains, qui souvent, se retrouvent depuis l’enfance dans un univers monastique exclusivement masculin, quelle image ont-ils du corps de la femme ?
Nous en avions déjà parlé dans notre premier numéro, mais nous pensons utile de le rappeler ici à l’occasion de ces réflexions sur le corps. Voici ce dont témoigne Tenzin Palmo à propos des lamas tibétains: :
« L’une des prières principales des Tibétaines a pour objet la renaissance dans un corps d’homme. Elles sont totalement méprisées. C’est tellement injuste. Un jour, je me suis rendue dans un couvent où les nonnes rentraient d’un enseignement donné par un grand lama. Il leur avait dit que les femmes étaient impures et que leur corps était ‘inférieur’ à celui de l’homme. Comment voulez-vous construire une pratique spirituelle authentique lorsque de toutes parts on vous dit que vous n’avez aucune valeur?
«Un jour, j’ai demandé à un grand lama s’il pensait que les femmes pouvaient atteindre l’état de bouddha. Il m’a répondu qu’elles pouvaient presque atteindre cet état, mais qu’à la dernière étape elles devaient prendre une forme masculine pour y parvenir. J’ai alors rétorqué : ‘ »En quoi un pénis est-il si essentiel pour atteindre l’Éveil ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans un corps d’homme ? » Puis je lui ai demandé s’il y avait un quelconque avantage à avoir un corps de femme. Il m’a répondu qu’il allait réfléchir à la question. Le lendemain, il est revenu et il m’a dit « J’ai pensé à votre question et la réponse est non, il n’y a aucune sorte de bénéfice à être doté d’un corps féminin. » En moi-même, j’ai pensé : » L’un des avantages est de ne pas avoir un ego masculin.«
« Les moines étaient très gentils et je n’ai rencontré aucun problème relationnel avec eux, mais j’avais la malchance d’être une femme. ils m’ont confié qu’ils priaient afin que, dans une existence future, je renaisse sous une forme masculine et que je puisse ainsi participer à toutes les activités du monastère. En attendant, disaient-ils, ils ne m’en tenaient pas trop rigueur. Ce n’était pas vraiment de ma faute si j’avais ce corps féminin. «
Ainsi le moine bouddhiste entretient-il une attitude paradoxale et ambigüe par rapport au corps. Il voit dans son corps une chance d’atteindre l’Eveil, mais dans le corps féminin la cause de l’enchainement au samsara, à la fois par le désir que sa vue engendre en lui et par les enfants qu’elle met au monde, enfant qu’il a pourtant été et qui dispose maintenant d’une chance de s’éveiller !
Il nous appartient de ne pas nous laisser influencer par ce genre d’attitude qui prévaut dans toute l’Asie bouddhiste et même en Inde, mais de cultiver consciemment un rapport de respect au corps, à notre corps féminin, en se rappelant qu’il est notre véhicule de l’Eveil et qu’à ce titre, il a exactement la même valeur qu’un corps masculin – pas plus, mais pas moins.
Le bouddhisme tibétain souligne précisément l’importance d’apprécier la bonne et rare fortune qui nous échoit d’avoir la chance de bénéficier d’un corps humain, car il existe des myriades d’autres naissances possibles, mais seule la naissance humaine donne la possibilité de l’Eveil.
Voir sur ce sujet l’ouvrage collectif Being bodies – Buddhist women on the paradox of embodiement, des contributions de pratiquantes et enseignantes bouddhistes recueillies par Léonore Friedman.
Un regard sur la relation corps-esprit dans le christianisme et le bouddhisme tibétain :
Ce que dit la pornographie – et donc la relation au corps de l’autre féminin – de la société américaine et donc de la nôtre.
Découvrir l’association qui lutte contre les messages sexistes de la publicité :La Meute