Deux enseignantes répondent à une questions posée par un(e) pratiquant(e):
– Zenkei Blanche Hartmann de la tradition Zen, ancienne abbé du San Francisco Zen center,
– Narayan Helen Liebenson, enseignante au Cambridge Insight Meditation Center de la tradition Théravada.
Question : Ma mère vient de mourir au terme d’une longue bataille contre un cancer. Au cours de ses dernières semaines à l’hôpital, les médecins ont proposé de lui donner de la morphine pour qu’elle souffre moins mais ils m’ont aussi prévenu qu’il serait nécessaire d’augmenter les doses petit à petit et que cela finirait par la tuer. C’était à moi de prendre la décision. Je les ai autorisés à lui administrer de la morphine.
J’aimerais savoir ce que les enseignements du Bouddha peuvent nous apporter à cet égard. S’agit-il d’un acte de compassion ou d’une transgression du voeu de ne pas tuer ? J’ai également rédigé mon propre testament de vie en demandant que si jamais j’étais dans un état végétatif ou en phase terminale d’une maladie incurable on n’ait pas recours à des moyens exceptionnels pour prolonger ma vie. J’ai aussi demandé à un ami proche de me prêter assistance en m’aidant à mourir si je me trouvais dans cette situation. Est-ce que ceci va de quelque façon à l’encontre des enseignements du Bouddha ?
Narayan Liebenson Grady.
Selon les enseignements du Bouddha, cinq conditions doivent être réunies pour que l’on puisse parler d’acte de tuer. 1 : il doit y avoir un être vivant. 2 : il doit exister la conscience qu’il y a un être vivant. 3 : il doit y avoir l’intention de tuer. 4 : il doit y avoir l’action de tuer. 5 : l’action de tuer doit entraîner la mort. Toutes ces conditions doivent être réunies pour que soit enfreint le précepte de ne pas tuer.
Si l’on applique ce qui précède au cas de votre mère, on voit qu’il n’y avait pas d’intention de tuer ni d’action de tuer et que votre mère n’est pas morte de votre fait. Elle est morte d’une maladie en phase terminale et votre seule intention était la compassion.
Ce qui pourrait aider, c’est de se souvenir que chaque précepte a deux pôles, un pôle positif et un pôle négatif. Le pôle négatif du premier précepte est le suivant : “J’adopte ce précepte pour m’empêcher de tuer des créatures vivantes”. Le pôle positif revient à dire : “Je fais voeu de pratiquer des actes de compassion”.
Garder présentes à l’esprit nos intentions nous aide à comprendre ce précepte. Sommes-nous guidés par un souci de compassion ou par des intentions malsaines telles que la peur, l’avidité, la colère ou l’impatience ? Dans la situation que vous décrivez, il est évident que votre seul souci était de soulager la souffrance de votre mère.
Il est important d’observer notre attitude vis à vis des préceptes. Il peut arriver que notre relation aux enseignements soit basée sur la peur plutôt que sur l’amour – nous pouvons avoir une crainte exagérée d’être punis au lieu d’utiliser les préceptes comme des outils nous permettant de devenir plus réfléchis et sensibles et d’améliorer les conséquences de nos actions sur autrui. Les préceptes ne sont pas des commandements, mais des conseils qui nous proposent d’apporter une autre réponse à la souffrance que celle qui consiste à simplement réagir à nos émotions négatives. Ils nous enseignent que chacun de nous, dans une situation donnée, devrait se demander honnêtement quelle action est la plus empreinte de sagesse et de compassion et agir alors de manière à diminuer la souffrance.
En ce qui concerne votre deuxième question, il me semble qu’on a davantage besoin de ces testaments de vie de nos jours, en raison de la médicalisation de la fin de vie. Ce qui était autrefois un processus naturel peut aujourd’hui rendre nécessaire le refus de procédures parfois extrêmement douloureuses qui n’ont pour but que de prolonger la vie sans espoir de guérison.
Appliquer les préceptes aux situations du monde moderne demande un examen et une réflexion approfondis. Votre dernière question à savoir le fait de demander à un ami de vous aider à mourir si vous êtes dans un état végétatif ou en phase terminale d’une maladie incurable est trop complexe pour répondre ici. Pour vous apporter une réponse sérieuse et approfondie, il me faudrait examiner personnellement avec vous, si votre intention est basée sur la peur et sur l’aversion ou sur la sagesse et la compassion. C’est là l’une des raisons de la nécessité d’entretiens avec un enseignant ; apporter des réponses à la réalité de la vie et de la mort nécessite une recherche approfondie – il n’est pas simple de résoudre ces difficiles questions.
Zenkei Blanche Hartman.
J’aimerais d’abord vous faire part de ma profonde sympathie pour la perte de votre mère et vous féliciter de l’avoir accompagnée et d’avoir pris des décisions difficiles alors qu’elle-même n’était pas en état de le faire. Cette expérience montre bien à quel point il est important de réfléchir sérieusement à la manière dont nous aimerions que les personnes amenées à prendre soin de nous prennent ces décisions au cas où nous ne serions plus à même de les prendre, à l’approche de notre mort.
Je pense vraiment que le fait de dire que la morphine finirait par la tuer, c’était oublier que le cancer était déjà en train de la tuer et que la morphine abrègerait ce processus tout en diminuant ses souffrances. Si elle souffrait beaucoup et n’était plus assez lucide pour exprimer son choix, je pense que votre décision était un acte de compassion.
En ce qui concerne votre testament de vie, je pense que le fait de demander qu’on ne fasse appel à aucun moyen exceptionnel de prolonger votre vie si vous êtes dans un état végétatif ou si vous êtes en phase terminale d’une maladie incurable, est une bonne chose. Pour ce qui est de cet état végétatif, si votre ami insiste pour que, conformément à vos instructions, aucun moyen de prolonger votre vie ne soit utilisé (pas même une perfusion) vous mourrez de manière naturelle et votre ami n’aura pas à faire face à un choix éthique.
Dans le cas d’une maladie en phase terminale je me rends compte que je ne sais pas moi-même quelles seront mes volontés à ce moment-là, si c’est ainsi que je dois mourir. Si je suis inconsciente je n’aurai pas besoin d’une telle aide. Si je suis consciente, j’aimerais prendre cette décision quand le moment sera venu. Je souhaiterais être aussi consciente et lucide qu’il est possible parce que j’ai une très grande curiosité vis à vis de la mort. Mais si je devais expérimenter une souffrance intense et réfractaire à tout traitement, il se pourrait bien que je ne sois pas capable de persister dans cette intention. Je désire attendre et voir.
Je suis convaincue que demander à quelqu’un de mettre fin à ma vie délibérément, (non pas simplement prendre le risque de l’abréger en raison des effets secondaires des antalgiques) revient, au sens propre à aller à l’encontre du précepte de ne pas tuer. Mais ces préceptes spécifiques ne sont pas des règles à suivre au pied de la lettre mais plutôt des mises en garde concernant certains domaines de l’activité humaine où une grande souffrance est susceptible de se produire.
Ce qui importe, c’est de diminuer la souffrance. Les préceptes décrivent comment une personne éveillée vit et pratique la compassion. Le premier précepte, c’est de prendre refuge dans le Bouddha ou de ne faire qu’un avec lui ; c’est à dire être dans l’éveil et la compassion. Après une cérémonie de prise de refuge ici au Centre Zen de San Francisco, Suzuki Roshi a dit, (je cite de mémoire) “Je vous ai donné les préceptes pour vous aider à vivre votre vie ; mais il se peut qu’en sortant d’ici vous vous rendiez compte que vous devez les enfreindre tous afin d’agir de manière juste. »