Alexandra David-Neel aurait été sans doute surprise, intéressée, touchée et amusée de voir tant de français s’intéresser à la culture tibétaine. Incontestablement, ses livres ont préparé le terrain pour les centres tibétains qui se sont développés en France.
Nous ne la présentons pas en détail, car il suffit d’aller sur le site officiel pour y trouver un résumé de sa vie, ses oeuvres, des photos, des cartes, etc..
Nous reprenons ici quelques aspects de sa vie sous l’angle de pratiquante bouddhiste.
Elle a fasciné et continuer de fasciner des générations. La dimension de l’exploratrice intrépide fait malheureusement passer au second plan l’exploratrice intérieure.
Ses parents, relativement âgés, étaient d’un milieu bourgeois. Ils ne s’entendaient pas et l’atmosphère devait être assez irrespirable. De plus, à sa naissance sa mère était déçue car elle voulait un garçon et non une fille, un garçon qui est arrivé quelques années plus tard et qui est mort au berceau. Les conditions étaient réunies pour qu’Alexandra porte très tôt sur la vie un regard lucide.
Elle montrera dès l’enfance une autonomie et une capacité hors de l’ordinaire à ne pas rentrer dans le moule commun.
Ce sont les choses de l’esprit, concernant plus particulièrement la religion et la spiritualité qu’elle regardera toujours comme seules valables. Étant en contact avec des anarchistes libertaires, elle sera très consciente de l’oppression de l’individu dans la société et écrira, jeune fille, un pamphlet libertaire Pour la vie dans lequel elle s’affirmera ardente féministe et revendiquera le droit de l’individu à refuser les contraintes sociales et à suivre sa voix intérieure. C’est un credo qui guidera la conduite de toute sa vie.
L’ouvrage ci-contre reprend différents textes qu’Alexandra David Neel a écrit à différentes périodes de sa vie, et qui traitent avec une lucidité pénétrante de la condition féminine en Occident à son époque. Elle décrit la situation et souligne l’importance décisive de l’indépendance financière, condition préalable à toute autonomie.
Elle refusera avec horreur le destin passif de sa mère et souhaitera être un homme pour faire ce qu’elle voulait de sa vie. Elle viendra à Paris étudier le sanscrit, le chinois et le tibétain. Le musée Guimet qu’elle fréquentera assidûment éveillera — réveillera — en elle un attrait irrésistible pour l’Asie. Elle ira une première fois en Inde à l’âge de vingt-trois ans pour y découvrir la spiritualité hindoue, se sentant totalement étrangère au petit cercle étriqué des européens installés en maîtres. Elle y restera un an. Ce voyage, préfigurant les autres, aura pour but d’être en contact avec des êtres partageant avec elle un intérêt prédominant pour le spirituel.
Elle avait pu dire au XIIIème Dalaï lama qu’elle rencontre dans les années vingt — et qui en avait été très surpris — qu’elle était probablement l’une des premières bouddhistes de France ! Elle avait découvert — re-découvert sans doute d’une vie passée — le bouddhisme par la lecture.
Elle méditera seule, sans maître et, par la discipline qu’elle s’imposera et dont elle ressentira la nécessité comme une évidence, elle connaitra des expériences spirituelles que le maitre sikkimais qu’elle rencontrera par la suite lui confirmera.
Femme aux multiples talents, elle était également musicienne. Devant gagner sa vie à la suite de revers financiers de sa famille, elle connaitra une brève carrière de chanteuse lyrique et se produira principalement dans l’Indochine d’alors (le Vietnam d’aujourd’hui). Elle se mariera à Tunis avec Philippe Neel, un homme qui ne la comprenait pas et ne partageait pas ses aspirations spirituelles. Elle regrettera immédiatement ce mariage et tombera dans l’une des crises de neurasthénie qui l’affecteront à plusieurs reprises au cours de sa vie. Elle n’en sortira que quand il lui proposera de faire un grand voyage, seule, en Asie. C’est ce voyage — qui durera quatorze ans — qui révélera tout ce qu’elle portait en elle de force et de richesse spirituelle.
Quand ils seront séparés par des milliers de kilomètres pendant toutes ces années, son mari deviendra un confident et un ami cher à qui elle écrira des lettres superbes, regroupées dans un ouvrage : Correspondance avec son mari que nous vous conseillons de découvrir. S’il avait été un ardent pratiquant bouddhiste (chose des plus rares à cette époque !), il serait venu avec elle et nous n’aurions jamais eu ses lettres. S’il avait été totalement fermé, elle ne lui aurait rien écrit et nous n’aurions pas eu ces lettres non plus !!
Mais même ami, même désireux de la comprendre et de l’aider, il restera étranger à son intérêt prédominant pour la spiritualité. C’est pourquoi il sera si important pour Alexandra de rencontrer Yongden,son fils adoptif.
D’origine tibétaine, il regardera Alexandra comme son guide spirituel, partagera sa pratique bouddhiste et trente ans de vie et de quête commune avant d’être emporté en vingt-quatre heures par une crise d’urémie foudroyante qui laissera sa mère adoptive écrasée de douleur et de solitude alors qu’elle a déjà quatre vingt ans.
Ce n’est que dix ans plus tard qu’elle rencontrera Marie Madeleine Peyronnet qui l’accompagnera avec fidélité dans son dernier parcours (dix ans) et qui oeuvrera inlassablement pour pérenniser les écrits laissés par Alexandra et sera à l’origine de la fondation de Digne.
Alexandra David Neel a été une femme brillante, intrépide et exceptionnelle. Elle a su et pu transformer les difficultés qu’elle a rencontrées sur sa route en opportunités lui permettant d’accomplir son destin.
Ses parents désunis et lointains l’ont poussé dans la voie de l’autonomie et ont ancré en elle le désir de ne pas reproduire le schéma familial.
Il était alors courant et normal d’avoir des gens à son service pour prendre en charge les tâches domestiques, ce qui lui a donné du temps pour se livrer à l’écriture.
Elle n’a pas eu d’enfant, ce qui a, à une époque où la contraception était plus qu’incertaine, a été incontestablement une chance pour elle. D’ailleurs, elle ne souhaitait nullement être mère, elle a pu combler un éventuel désir de maternité sur un plan spirituel avec son fils adoptif Yongden, ce qui, bien évidemment, est largement différent de la charge (et des joies) que représente le fait d’élever un enfant depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte.
Elle a pu parcourir l’Asie à un moment où la colonisation n’était pas encore balayée, ce qui lui assurait une certaine sécurité ; elle en était d’ailleurs tout à fait consciente et savait que le respect du « blanc » touchait à sa fin.
Des portes se sont ouvertes devant elle en dépit du fait qu’elle était femme. En effet, l’érudition qu’elle avait acquise lui a permis de bénéficier de la part de religieux hindous et de moines bouddhistes d’une considération dont les femmes indiennes et tibétaines ne bénéficiaient pas.
Nous vous avons présenté Tenzin Palmo dans notre premier numéro. Le parcours d’exception de cette jeune anglaise qui s’isola pendant douze ans dans un ermitage à 4000 mètres d’altitude fait penser évidemment à Alexandra David-Neel qui elle, aussi, s’isola pendant trois ans dans une maisonnette au flanc d’une montagne himalayenne. Mais les parcours et les tempéraments des deux femmes sont très différents.
Alexandra David-Neel se définissait elle-même comme un « reporter orientaliste’, alors que Tenzin Palmo a pris à vingt ans la robe monastique et luttera afin que les nonnes de la tradition tibétaine puissent bénéficier des mêmes opportunités que les moines pour ce qui est de leur pratique et de l’accès à la connaissance spirituelle.
À ce propos, il faut constater qu’Alexandra David Neel entrait peu en contact avec les femmes tibétaines.
Elle a écrit un article sur les femmes tibétaines (article repris dans l’opuscule « Question de » chez Albin Michel qui lui était consacré) dans lequel elle observe la condition féminine tibétaine en la comparant à ce qu’elle connaissait de la condition féminine du début du XXème siècle. Elle trouve qu’à bien des égards, les femmes tibétaines bénéficient d’une autonomie supérieure à celle des Occidentales de cette époque, (toujours soumises à ce moment là au code « Napoléon » qui faisait d’elles des mineures à vie). Il semble que sa perception ait été limitée à un milieu aisé, si l’on en juge par les témoignages contemporains de femmes tibétaines, mariées de force, battues, complètement dépendantes, une condition assez similaire à la tragique condition des femmes chinoises et en aucun cas supérieure à la condition des femmes d’Occident, même au début du XXème siècle.
Quand elle aborde la spiritualité, Alexandra estime que cela n’intéresse que très peu les femmes tibétaines qui laissent cela aux hommes. Elle ne semble pas questionner l’ignorance dans laquelle sont maintenues les femmes et notamment les nonnes dont elle décrit ailleurs en quelques mots le statut misérable. (voir ici une réflexion sur la perception des femmes bouddhistes d’Orient par les femmes bouddhistes occidentales). Alors que, dans ses écrits, elle expose le poids du conditionnement comme une vérité essentielle du bouddhisme, elle ne s’attarde guère sur le conditionnement qui amène ces femmes à ne pas s’intéresser à une religion qui les infériorise et leur explique que leur statut inférieur est le résultat de leur « karma », autrement des fautes commises dans d’autres vies ! C’est d’autant plus étrange qu’Alexandra va elle-même écrire ailleurs (le Bouddhisme du Bouddha) combien l’interprétation populaire du karma est erronée (voir un extrait à la page enseignement)
Dans le lama aux cinq sagesses, l’un de ses romans écrits en collaboration avec Yongden, son fils adoptif, on trouve un personnage de femme qui constitue un obstacle à la pratique d’un homme mais qui va pouvoir bénéficier dans sa prochaine vie d’une naissance masculine !
Elle disait d’elle-même qu’elle avait dû être dans une vie précédente un vieux théologien qui avait dû « pécher » pour renaître femme. Même si cela n’était qu’une boutade, c’est révélateur de sa pensée.
Elle s’indignait, jeune fille, de l’attitude sexiste des étudiants en médecine qui donnaient des coups de pied dans le dos des jeunes filles qui avaient le désir de faire les mêmes études qu’eux. Elle estimait nécessaire de lutter contre les injustices infligées aux femmes, notamment, à son époque, une dépendance légale vis à vis du mari qui lui faisait horreur. Pour ce qui la concernait personnellement, elle considérait qu’être une femme était un obstacle à ses projets, un obstacle dont il lui fallait s’accommoder dans cette vie.
En Europe, elle avait eu l’occasion de lier des relations fructueuses avec des femmes remarquables, notamment Mme Rhys-Davis qu’elle avait connue en Angleterre et qui a énormément contribué à faire découvrir à l’Occident nombre de textes bouddhistes inédits. Elle avait noué des liens d’amitiés avec Mirra Alfassa qui allait devenir célèbre en tant que « La Mère » de l’ashram de Sri Aurobindo. Compte tenu des liens qu’elle entretenait avec la Société Théosophique, elle connaissait Annie Besant, disciple de Madame Blavastky qui a joué un rôle essentiel pour diffuser le mouvement théosophique, revitaliser l’hindouisme et soutenir le mouvement pour l’indépendance de l’Inde.
Alexandra critiquait les hommes, orientalistes universitaires qu’elle avait eus comme professeurs à l’institut des langues orientales, à qui elle reprochait de ne pas s’intéresser à l’hindouisme ni au bouddhisme vivants, mais de se cantonner à des études érudites de textes anciens.
En Orient, en revanche, c’est seulement avec des hommes qu’elle aura des échanges fructueux. Le monde religieux dans lequel elle se mouvait était un monde exclusivement masculin. Elle n’a pas pu — ni peut-être cherché à — entrer en contact avec des femmes spirituellement avancées, excepté la femme de Ramakrishna à qui elle ira rendre visite.
Alexandra David Neel a beaucoup écrit, car elle vivait de sa plume. Elle s’est essayé à différents genres. Ses ouvrages d’enseignement spirituel sont d’une remarquable clarté et démontrent sa profonde connaissance du bouddhisme:
— le bouddhisme du Bouddha,
— les enseignements secrets des bouddhistes tibétains,
— la connaissance transcendante,
et aussi, pour l’hindouisme, les deux traductions qu’elle avait faite du sanscrit : Astavakra Gîtâ et Avadhuta Gîtâ.
Devenue célèbre, elle se trouva sollicitée pour guider spirituellement des personnes qui lui écrivaient. Mais elle ne voulait nullement endosser cette charge et refusa toujours de répondre à cette demande. On voit là combien l’humilité de quelqu’un de profondément authentique peut priver les femmes d’un modèle d’enseignante qui aurait été, nous n’en doutons pas, aussi exceptionnelle dans ce domaine qu’elle l’a été dans d’autres.
Si elle était restée dans sa maisonnette himalayenne pour mourir dans son ermitage, comme elle le regrettait à la fin de sa vie, nous n’aurions pas eu la possibilité de découvrir le superbe héritage qu’elle nous a laissé…
Voir sur notre blog un aperçu de son humour extrait de l’Inde où j’ai vécu
Voir encore un billet à son mari sur le sauvetage d’un chien en détresse
un document INA : une interview d’Alexandra David Neel
Plus sur le site officiel de la maison Alexandra David Neel
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