Dans le précédent numéro, nous avons présenté le livre relatant la vie révolutionnaire de Frida Bedi qui lutta pour l’indépendance de l’Inde. Une autre anglaise tout aussi extraordinaire l’avait précédé dans ce même combat, il s’agit d’Annie Besant que nous célébrons en tant que femme remarquable. Alexandra David-Neel la rencontra lors de son premier grand voyage en Asie.
L’article est assez long, mais il se devait d’être à la mesure de son destin, riche, tumultueux, toujours inspirant.
Annie Besant écrira d’elle-même qu’elle était avant tout une chercheuse de vérité. Après sa rencontre avec la Théosophie, elle écrira une autobiographie retraçant la première moitié de sa vie qui l’amena au fil de ses combats à changer plusieurs fois de perspectives et de croyances, mais sans jamais se renier et toujours au service de ses valeurs fondamentales.
Annie Wood nait en 1847. Elle vient d’une famille anglo-irlandaise, son père meurt quand elle a cinq ans, sa mère se retrouve sans ressources avec deux enfants, fille et garçon. Elle décide de tenir une pension pour garçons en vue de payer l’éducation de son fils. Elle adore sa fille et pour lui donner la meilleure chance possible la confie à une femme fortunée et charitable qui l’éduquera de façon non conventionnelle et particulièrement intelligente, la poussant à travailler seule, à réfléchir par elle-même,lui donnant les outils intellectuels qui poseront les bases de son futur destin. Elles voyagent à Paris, à Bonn, visitent les musées, Annie lit les philosophes français et allemands dans le texte ainsi que Platon ou Dante.
Très tôt, la jeune femme a des questionnements métaphysiques et spirituels. Elle s’intéresse au catholicisme, découvre les écrits des pères de l’Église, et dans un élan de ferveur décide durant la semaine sainte de 1866 de comparer les différentes versions des Évangiles. Surprise des incohérences du texte, elle ressent ses premiers doutes. C’est alors qu’elle rencontre un pasteur anglican Frank Besant, qui la demande en mariage. Parce qu’il est « ministre de Dieu », elle va accepter sans avoir idée de ce qu’est le mariage.
Entre temps, elle découvre la question ouvrière et réalise que ce dont les classes populaires ont besoin n’est ni la pitié ni la charité, mais la justice. Elle est à Manchester lorsque des républicains irlandais sont injustement condamnés à mort. L’expérience d’une foule en colère et de ce qu’elle considéra comme un verdict injuste, la marquent pour le reste de sa vie.
Mariage
Le mariage est célébré en 1867. La nuit de noces est un choc douloureux pour la jeune femme. Elle ne s’intéresse pas aux soins du ménage, et s’ennuie. Les relations du couple sont très tendues. En février 1870, selon un témoignage ultérieur, son mari la frappe en lui hurlant de rentrer chez sa mère.
Annie se tourne vers la lecture et l’écriture, l’un de ses écrits est publié, elle est payée, les premiers revenus de sa vie sont immédiatement récupérés par son époux. Selon la loi de cette époque, les revenus de la femme appartenaient à son mari, son «propriétaire » comme se mit alors à dire Annie.
Elle met au monde deux enfants : Arthur en janvier 1869 et Mabel en août 1870. Elle souffre beaucoup durant ses grossesses. Elle s’occupe elle-même de ses enfants, le couple ne pouvant se permettre une nourrice. Il semblerait que la violente dispute de février 1870 fût liée à une demande d’Annie de ne plus avoir d’autres enfants. La seule véritable contraception pour un pasteur anglican était l’abstinence ; or, il semblerait que Frank entendait forcer son épouse à l’accomplissement du « devoir conjugal ». Elle l’accusera par la suite de cruauté ; il expliquera que son attitude à elle justifiait sa conduite à lui.
En 1871, Mabel, sa fille, tombe très gravement malade. Annie s’épuise à la soigner puis fait une dépression. Elle dira avoir alors perdu la foi face aux épreuves et injustices que lui envoyait Dieu. Pour lutter contre sa dépression et distraire son esprit de ses angoisses existentielles, son médecin lui suggère de lire des ouvrages de science, d’anatomie et de physiologie.
À Sibsey, le petit village où le couple vit désormais, elle remplit ses fonctions de femme de pasteur en rendant des visites caritatives aux pauvres et aux malades. Elle est à nouveau confrontée à la misère populaire renforcée alors par de mauvaises récoltes. Dans son Autobiographie, Annie Besant dit qu’elle apprit beaucoup politiquement à ce moment-là. Elle se pose à nouveau la question de sa foi. Elle se remet à lire de la théologie. Ces lectures déplaisent à son époux qui se remet à la frapper, au point qu’en juin 1872, elle s’enfuit chez sa mère à Londres.
Perte de la foi
Là, elle va écouter les prêches de Charles Voysey, un pasteur anglican qui vient d’être condamné pour hérésie. Il refuse les idées de péché originel et de châtiment éternel ainsi que la divinité du Christ. Il déclare aussi que la Bible n’est pas la parole divine. Annie se lie d’amitié avec lui. Voysey lui présente diverses personnalités libres-penseurs de Londres. Lorsque son mari l’apprend, sa colère ne fait que croître.
Le fait que la femme d’un pasteur ait perdu la foi posait un problème social. Finalement, le 20 juillet 1873, elle quitte Sibsey et son mari. Ce faisant, elle entrait en marge de la société victorienne. Elle s’installe à Londres chez son frère et sa mère. Là, elle fait une nouvelle dépression nerveuse. En septembre, Frank Besant vient faire un scandale qui pousse son frère à entamer une procédure de séparation entre sa sœur et son beau-frère car un divorce est hors de question pour le pasteur. La séparation est prononcée le 25 octobre 1873. Elle divise la garde des enfants : Mabel à Annie et Digby à Frank. Restant mariée, Annie Besant conserva son nom de femme mariée (comme la loi l’y obligeait)
Difficultés matérielles et athéisme
Sans revenu, Annie Besant dut chercher du travail. Elle travailla un temps à traduire des ouvrages allemands pour des amis. Puis, elle fut engagée comme gouvernante. En avril 1874, sa mère Emily Wood, tomba gravement malade et Annie se rendit à ses côtés pour l’assister dans ses derniers instants.
Après le décès de sa mère, Annie Besant écrivit de nombreux articles qu’elle signa de son nom de femme mariée en s’y déclarant théiste. Elle passait ses journées à travailler dans la «reading room » de la British Library. Elle prit aussi contact avec la National Secular Society de Charles Bradlaugh avec qui elle se lia d’amitié. Elle évolua alors vers l’athéisme. Le 25 août 1874, malgré l’opposition de son mari, elle donna sa première conférence, intitulée : «The Political Status of Women ». Elle se découvrit un véritable talent d’oratrice. qui allait la rendre fameuse dans toute l’Angleterre.
Charles Bradlaugh lui proposa alors de contribuer, au National Reformer, l’hebdomadaire de la société séculariste (National Secular Society) qu’il avait fondée en 1866. Ce travail et ce salaire lui assuraient non seulement une indépendance financière, mais aussi le début de la carrière intellectuelle qu’elle envisageait. Ses articles décrivaient la misère ouvrière de la ville. Dans d’autres, elle attaquait les membres des clergés opposés à la libre-pensée ou les hommes politiques opposés aux réformes. Elle continua également à prononcer des conférences, tâche qu’elle considérait comme essentielle à son travail de propagande pour la libre-pensée et la réforme sociale.
Elle considérait l’athéisme non seulement comme une libération du joug de la religion, mais aussi comme une véritable morale. Elle craignait en effet que celle-ci ne disparût avec la religion car, au moins en Occident, la morale n’était fondée que sur la Bible. Elle souhaitait donc la mise en place d’une morale fondée sur la science et donc conforme aux exigences de la Nature. Compte tenu du succès de ces conférences, une opposition (issue des milieux religieux) se développa pour l’empêcher de continuer à parler. Les opposants se rendaient au préalable dans les villes où Annie Besant devait parler pour préparer leurs attaques.
Limitation des naissances : « Le procès Knowlton »
Bradlaugh et Besant créèrent le 20 janvier 1877 une maison d’édition Freethought Publishing Company, destinée spécifiquement à rééditer The Fruits of Philosophy, un essai écrit en 1832 par Charles Knowlton. Ce médecin américain y justifiait le contrôle des naissances et, surtout, décrivait des méthodes pour y parvenir. L’ouvrage avait été condamné aux États-Unis pour indécence, mais son succès était resté constant au Royaume-Uni. Il semblerait que Bradlaugh et Besant aient désiré un procès afin d’en faire une tribune pour la cause néo-malthusienne (limitation de la population en raison des limites des ressources disponibles). La première réédition parut le 23 mars 1877, ils vendirent cinq cents exemplaires en vingt minutes. Même après le début du scandale et la campagne de presse contre l’ouvrage, ils continuèrent à le vendre en grand nombre, principalement dans les milieux pauvres, mais aussi à des épouses d’ecclésiastiques.
Bradlaugh et Besant en firent livrer directement au tribunal et à la police. La semaine suivante, ils se rendirent au poste de police pour demander pourquoi ils n’avaient pas encore été inquiétés. Le 7 avril 1877, ils furent finalement arrêtés. Les deux éditeurs étaient accusés de corrompre la jeunesse en l’incitant à « des pratiques indécentes, obscènes, contre nature et immorales ». Bradlaugh qui maîtrisait le droit décida de se défendre lui-même. Annie Besant décida de l’imiter.
Selon le ministère public, l’ouvrage, défendant la contraception, incitait à l’amour libre, à l’abandon de la chasteté et donc à la fin de la civilisation. Annie Besant se défendit en déclarant que c’était calomnier les femmes de Grande-Bretagne de considérer que la seule raison pour laquelle elles seraient chastes était la peur de la maternité. Elle devint la première femme à publiquement défendre le contrôle des naissances en insistant sur le fait qu’une information sur celui-ci (dans le cadre du mariage donc) était nécessaire. Elle ne demandait que le droit de rendre public le débat sur la limitation de la population.
Le jury, très partagé, déclara le livre condamnable, mais exonéra les accusés de toute volonté de nuire. Annie Besant persista dans son engagement pour la limitation des naissances. Elle adhéra ainsi à la Ligue malthusienne dont elle devint rapidement Secrétaire. Elle publia en octobre 1877 un essai sur ce sujet : Law of Population: Its Consequences, and Its Bearing upon Human Conduct and Morals, dont elle vendit 40 000 exemplaires en trois ans.
Elle continuait aussi ses tournées de conférence en élargissant son discours : en plus du sécularisme et de la limitation des naissances, elle se déclarait opposée à l’impérialisme et partisane de la paix, de la justice sociale et de la fraternité.
Procès pour la garde de sa fille
Les conférences, les publications, le procès et les rumeurs autour de la relation entre Annie Besant et Charles Bradlaugh, offrirent à Frank Besant le prétexte pour demander en mai 1878 devant la justice à récupérer la garde de sa fille Mabel. Besant et Bradlaugh décidèrent à nouveau d’utiliser le procès pour faire avancer la cause des femmes et celle de la libre-pensée.
Le débat porta principalement sur la question de son attitude vis-à-vis de la religion puis sur sa capacité à élever une jeune fille, à la lumière du procès Knowlton puis de Law of Population. Le juge statua en retirant immédiatement Mabel de la garde de sa mère. Au-delà du verdict légal, il y avait là une condamnation sociale faisant d’Annie Besant une paria : « aucune femme digne de ce nom ne saurait la fréquenter. »
Frank Besant obtint même une injonction interdisant à son épouse d’approcher sa fille. Elle fit une nouvelle dépression nerveuse et passa plusieurs semaines alitée. Lorsqu’elle fut remise, elle se lança à nouveau à corps perdu dans le travail. Elle prépara ainsi en 1879 un long article pour le National Reformer sur les nécessaires réformes politiques en Inde et en Afghanistan. Elle y proposait d’amener rapidement l’Inde à l’autonomie politique. Elle décida aussi de s’inscrire au University College de Londres qui venait de changer ses statuts et d’autoriser les femmes, pour y faire son droit afin de mieux défendre ses intérêts et ceux des femmes à l’avenir.
Annie Besant perdit son procès en appel l’année suivante. Elle obtint un droit de visite, mais dans des conditions telles qu’elle ne réussit pas à voir ses enfants pendant les dix années qui suivirent. Ils ne virent pas non plus beaucoup leur père qui les plaça en pension. Enfin, elle n’obtint pas non plus le divorce et resta mariée à Frank Besant jusqu’à la mort de celui-ci en 1917.
Poursuite de la défense de la liberté de pensée, étudiante et éducatrice
Annie se présenta à l’université avec les filles de Charles Bradlaugh, Hypatia et Alice, qui avaient décidé d’accompagner à l’université l’amie de leur père. Les trois femmes, admises sans problème au University College, s’y distinguèrent immédiatement, recevant des First Class Honours (l’équivalent de mentions Très Bien). Annie Besant excella ainsi en chimie, mathématiques, mécanique, botanique, biologie et physiologie animale. Cependant, afin de ne pas choquer les généreux donateurs, l’université se garda de faire apparaître le nom d’Annie Besant sur les listes affichées des admis.
En août 1880, elle se rendit à Bruxelles, au premier congrès de l’Internationale de la Libre-pensée dont elle fut élue vice-présidente. Elle rencontra à cette occasion le penseur allemand Friedrich Büchner, un moniste. Il avançait que tout (sur les plans matériel et spirituel) découlait d’une seule source, la matière. Ces idées rejoignaient les réflexions d’Annie Besant qui cherchait toujours une spiritualité qui lui convint. Büchner et Besant se lièrent rapidement d’amitié : ils correspondirent pendant de nombreuses années et Annie Besant entreprit de traduire en anglais les ouvrages de Büchner, principalement Mind in Animals puis Force and Matter.
Au printemps 1883, Annie Besant ne put renouveler son inscription au University College, en raison de la «mauvaise influence» qu’elle était supposée avoir sur ces condisciples. Une pétition au sein de l’université fut lancée sans succès pour défendre les deux femmes. Cette exclusion en entraîna d’autres ; ceux qui la soutenaient subirent aussi des attaques et perdirent leur poste à l’université.
Socialiste
Dès 1881, Henry Hyndman, défenseur du marxisme, fonda la Democratic Federation. Hyndman était un grand admirateur d’Annie Besant qui avait, selon lui, sut « se détacher de la religion et des préjugés contre les femmes ». Annie Besant, tout en restant dans la pensée réformatrice de Bradlaugh, multiplia les discours et articles de plus en plus sociaux, et considérait que la dénonciation du capitalisme par Hyndman faisait sens. À l’automne 1884, elle prépara une série d’articles suggérant aux libres-penseurs de se rapprocher des socialistes avec qui ils avaient des points communs.
La même année, elle lança le magazine Our Corner dont elle était à la fois propriétaire et rédactrice en chef. Elle désirait élargir l’éventail des articles publiés : non seulement politiques et sociaux, mais aussi culturels et artistiques. Elle participa à la formulation de la pensée socialiste fabienne, avec sa participation à l’ouvrage Fabian Essays in Socialism (1888) ouvrage fondateur du socialisme britannique.
L’intense activité déployée par Annie Besant en 1886 (direction de Our Corner, codirection du National Reformer, tournées de conférences pour la National Secular Society et pour les Fabiens, cours au Hall of Science, poursuite de ses études, écriture et diffusion d’articles, etc.) la laissa épuisée. Elle finit par démissionner de la direction du National Reformer en octobre 1887.
Bloody Sunday
L’agitation sociale se faisait de plus en plus forte au Royaume-Uni en 1887, aussi bien à propos de la condition ouvrière que sur la question irlandaise. Our Corner s’en faisait l’écho régulièrement. Depuis quelques années déjà, la répression policière touchait les rassemblements socialistes. Elle participa à des meetings défendant la liberté de parole et réclamant une amélioration de la condition ouvrière, aux côtés d’autres orateurs comme Morris ou Bernard Shaw sur Trafalgar Square, lieu de manifestation populaire symbolique car à la frontière sociale entre l’East End (le quartier populaire) et le West End (le quartier fortuné) de Londres.
Le dimanche 13 novembre 1887, plusieurs cortèges se dirigèrent vers Trafalgar Square depuis diverses directions. Annie Besant en dirigeait un. Sur Shaftesbury Avenue, la police chargea en distribuant des coups de matraques. Le cortège d’Annie Besant se dispersa en désordre. Annie Besant se précipita vers Trafalgar Square où les manifestants étaient encerclés par les forces de police. Elle tenta, en vain, de dresser une barricade. Elle décida alors de se faire arrêter. Après avoir poussé sur le cordon de police en déclarant être une des oratrices prévues, elle se vit déclarer par un officier que pousser n’était d’un point de vue technique pas un délit et lui enjoignit de circuler. Pendant ce temps, la dispersion violente de ce rassemblement pacifique par la police montée se poursuivit. Elle est depuis connue sous le nom de « Bloody Sunday ». Elle fit deux morts et cent cinquante blessés. Il y eut aussi trois cents arrestations.
Annie Besant entreprit d’aider ceux qui avaient été arrêtés et étaient jugés. Les événements de Trafalgar Square la firent radicalement évoluer. En juillet 1889, elle participa à Paris, aux débats qui menèrent à la création de l’Internationale ouvrière.
La grève des allumettières
Le 15 juin 1888, Annie Besant, alertée par une militante socialiste, découvrit à cette occasion les conditions de travail déplorables de ce qui était alors la plus importante fabrique d’allumettes de Londres, Bryant & May. Après avoir visité la manufacture, révoltée par la situation imposée aux ouvrières, elle publia le 23 juin 1888 dans The Link un article retentissant sur l’«esclavage blanc à Londres» (« White Slavery in London »). Annie Besant y dénonçait les conditions de travail des ouvrières : des adolescentes qui travaillaient de 6 h 30 à 18 h pour quatre shillings par semaine (soit moins que le loyer d’une seule pièce) et qui ne mangeaient que du pain beurré trempé dans du thé. Du reste, les salaires étaient souvent amputés à cause des nombreuses amendes imposées par la direction (pour pieds ou vêtements sales par exemple). Enfin, les gaz du phosphore blanc utilisé pour fabriqué les allumettes leur pourrissaient les dents et les gencives. Annie Besant voulait faire comprendre à ses lecteurs et aux actionnaires de ce genre d’entreprises les conditions de vie de jeunes filles qui avaient l’âge de leurs propres enfants alors que l’entreprise, très prospère, distribuait des « dividendes monstrueux ». Une liste d’actionnaires fut publiée, pointant les personnes «respectables» tels des pasteurs qui s’enrichissaient de cette façon. Les propriétaires de Bryant & May déclarèrent dans le Daily Telegraph que l’article n’était qu’un « tissu de mensonges » et d’inventions et licencièrent les ouvrières qui avaient parlé à Annie Besant. Ils exigèrent ensuite des autres qu’elles signent un texte qui dénonçait les mensonges de l’article et disait qu’elles étaient très heureuses dans leur travail. Elles refusèrent. Quant à Annie Besant, elle demanda publiquement pourquoi la direction de l’usine ne l’attaquait pas en diffamation.
Le 2 juillet 1888, Annie Besant participa à un meeting de protestation des allumettières. Le 5 juillet, l’agitation crût et les ouvrières qui avaient cessé le travail défilèrent dans les rues du quartier depuis l’usine. Les journaux se divisèrent : The Times soutint la thèse des patrons tandis que les autres crurent l’article d’Annie Besant et les témoignages des ouvrières. Devant le mouvement d’opinion publique, la direction de Bryant & May finit par céder. Le 17 juillet, une délégation d’ouvrières, menée par Besant et Burrows rencontra des représentants de l’entreprise. Les jeunes filles licenciées furent réembauchées ; les conditions de travail s’améliorèrent ; les salaires furent augmentés et les amendes supprimées. Un syndicat fut même créé dans l’entreprise, Annie Besant en fut élue Secrétaire.
Cette grève et son issue heureuse constituèrent de fait une étape importante dans l’histoire sociale du Royaume-Uni, dans la mesure où il s’agissait du premier mouvement social mené par des personnes situées au plus bas de l’échelle sociale britannique : des travailleuses sans qualification. Grâce à cette grève victorieuse, de nombreux ouvriers et ouvrières de l’East End se tournèrent vers Annie Besant pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Elle joua un rôle essentiel dans la grande vague de syndicalisation qui traversa le Royaume-Uni à la fin des années 1880, dite « New Unionism ».
Élue locale
L’engagement politique d’Annie Besant prit un tour nouveau quand elle décida de se faire élire. Le Royaume-Uni fonctionnait alors avec un suffrage exclusivement masculin, mais, le London School Board, qui s’occupait de l’enseignement élémentaire à Londres, avait accordé le droit de vote et de se présenter aux femmes. Elle se présenta pour la circonscription de Tower Hamlets dans l’East End en 1889. Un de ses objectifs était de mettre en place des repas gratuits pour les enfants des quartiers pauvres qui ainsi mangeraient au moins une fois par jour puisque l’école était obligatoire depuis 1880.
Pendant les trois ans de son mandat, Annie Besant siégea dans les principaux comités, comme celui sur le travail des enfants. Elle milita pour la mise en place d’une éducation laïque. Elle obtint les repas gratuits qui étaient distribués à la fin de 1889 à 36000 enfants pauvres. Elle lança aussi l’idée de services médicaux dans les écoles. Enfin, elle obtint que le London School Board ne travaille qu’avec des entreprises qui respectaient les droits syndicaux et qui payaient des salaires décents (le minimum syndical).
Théosophie
Annie Besant avait depuis son enfance des interrogations spirituelles. Les réponses des Églises établies ne l’avaient pas satisfaite. Elle avait surtout des difficultés à en accepter les dogmes, comme l’idée d’un châtiment éternel sans rédemption possible, ou les dérives hypocrites et le patriarcat. Cependant, elle avait aussi du mal à concevoir une morale qui ne serait qu’une règle de conduite sans réel fondement. De même, elle commençait à considérer que si l’athéisme lui avait apporté la paix en supprimant un Dieu injuste, il n’était cependant pas la réponse à ses questionnements.
En 1889, l’éditeur de la Pall Mall Gazette demanda à Annie Besant de préparer un compte-rendu de la Doctrine Secrète d’Helena Blavatsky. Elle en fut émerveillée : elle avait trouvé la réponse à toutes les interrogations métaphysiques et spirituelles qui la taraudaient depuis l’enfance. La théosophie, inspirée des sagesses orientales, considère que toutes les religions ne sont que des variations d’une Sagesse universelle première. Elle sembla à Annie Besant être la Vérité qu’elle avait toujours cherchée. Elle rencontra Madame Blavatsky et fut impressionnée malgré elle par la culture de cette femme de plus de cent kilos qui ne se déplaçait plus qu’en fauteuil roulant. Elle se déclara donc ouvertement théosophe et devint membre de la Société théosophique.
Elle consacra désormais ses conférences à la théosophie dont elle devint rapidement une des principales animatrices.
En 1890, ses deux enfants, Digby (vingt-et-un ans) et Mabel (dix-neuf ans) la rejoignirent, comme elle l’espérait, dès qu’ils se trouvèrent en âge de pouvoir décider de leur sort, hors de l’autorité paternelle et devinrent théosophes.
En 1891, lorsque Madame Blavatsky décéda, Annie Besant prit la direction de la Société théosophique pour l’Europe et l’Inde. En 1893, après avoir participé au « Parlement mondial des religions » lors de l’Exposition universelle de Chicago, elle s’installa en Inde. Elle déclara y avoir trouvé sa patrie spirituelle et prit l’habitude de s’habiller à l’indienne. Cependant, elle y trouva la société théosophique en pleine tourmente. De nombreux scandales avaient été en effet «révélés» par la presse : usage de faux ou mœurs de certains membres. Elle se battit alors pour rétablir la réputation de la société. En 1907, elle en devint la présidente et fut réélue à ce poste jusqu’à sa mort. Elle établit le centre de la société à Adyar, près de Chennai (Madras). Elle y découvrit Krishnamurti en 1909. Elle voyait en lui un futur « guide spirituel pour le monde » et participa à son éducation. S’il renonça en 1929 à la théosophie, il ne renia ni sa mère adoptive, ni son rôle spirituel.
Autonomie et renouveau intellectuel de l’Inde
L’intérêt d’Annie Besant pour la cause indienne était ancien. Dès septembre 1875, elle avait lancé, avec Charles Bradlaugh une grande pétition contre le voyage du Prince de Galles aux Indes.
Lorsque Gandhi faisait ses études de droit à Londres, il s’intéressa à nouveau à sa culture, grâce à ses amis théosophes. À cette occasion, il rencontra pour la première fois Annie Besant qui venait d’adhérer à la société théosophique.
En 1893, Annie Besant se rendit pour la première fois en Inde, en lien avec la société théosophique. Selon Madame Blavatsky, l’Inde védique était la source de toute sagesse et spiritualité. Deux ans plus tard, Annie Besant s’installait définitivement en Inde et adopta le mode de vie traditionnel et le sari. Elle ne porta plus dorénavant en Inde qu’un sari blanc, couleur du deuil afin de rendre hommage aux souffrances de la population indienne. Dès cette année-là, préfigurant Gandhi, elle suggéra aussi de préférer les produits locaux à ceux importés, afin de soutenir l’activité économique indienne. Ces différents gestes la mirent définitivement en marge de la communauté britannique qui vivait dans la méfiance de la population locale. Les théosophes considéraient tous les Indiens comme des égaux. La société théosophique accueillait toutes les dénominations religieuses du sous-continent, sans distinguer entre hindous, musulmans, chrétiens ou sikhs. Annie Besant souhaitait aussi une unité spirituelle de l’Inde, alors même que les autorités britanniques jouaient sur les divisions religieuses pour asseoir leur domination.
Pour Annie Besant, la première étape de ce renouveau passait par l’éducation. Dans ce but, elle créa le Central Hindu College en 1898, un lycée de garçons, avec l’aide du Maharaja de Bénarès qui fournit les terrains et de la haute société indienne qui participa au financement. L’établissement compta parmi ses élèves Jawaharlal Nehru, (le futur premier ministre de l’Inde indépendante). Les enseignants étaient indiens ou anglo-indiens (et souvent théosophes). Annie Besant elle-même y donna des conférences. Elle fonda aussi en 1904 un lycée de filles la Central Hindu Girls’ School. Elle milita pour les droits sociaux des Indiens, mais aussi des Indiennes.
All-India Home Rule League
À partir de 1905, après la division du Bengale par les Anglais, son action se fit plus politique ; elle publia nombre de textes réclamant le droit à l’auto-détermination du pays, regroupés en 1917 dans The Birth of a New India. Elle y suggérait une nouvelle organisation de l’Empire britannique en une « fédération de nations autonomes ».
En 1913, elle adhéra au Congrès national indien. Les conférences qu’elle donna en septembre et octobre à Madras furent ensuite regroupées sous le titre Wake Up India. Avec Lokmanya Bal Gangadhar Tilak, elle parvint à unifier les divers mouvements qui réclamaient le Home Rule au sein de la All-India Home Rule League.
La ligue avait divers buts : l’autonomie de l’Inde, l’éducation politique de la population ainsi que redonner confiance au peuple pour le sortir de son inaction. Gandhi dira par la suite : « [Annie Besant] a fait du Home Rule le mantra de tous les foyers ».
Congrès national indien
Annie Besant devint alors très populaire en Inde, beaucoup moins en Grande-Bretagne. Le nouveau gouverneur-général, Lord Chelmsford la fit d’abord surveiller, puis il fut décidé de l’interner. Comme elle était âgée de 70 ans, elle fut assignée à résidence à Ooty le 15 juin 1917. Elle fit immédiatement flotter au-dessus de sa résidence le drapeau de la All-India Home Rule League.
Sa mise en résidence surveillée souleva une immense protestation en Inde. Elle reçut le soutien de Jawaharlal Nehru, de Gandhi et de Jinnah. En métropole, les socialistes protestèrent. En août, le nouveau Secrétaire d’État à l’Inde Edwin Samuel Montagu évoqua la mise en place graduelle d’institutions autonomes. Maintenir Annie Besant en résidence surveillée ne se justifiait plus, à partir du moment où le gouvernement proposait quasiment la même chose qu’elle. Elle fut libérée le 17 septembre. Sur le chemin du retour, elle fut ovationnée par la foule qui chantait Vande Mataram. Elle reprit immédiatement ses activités politiques. Le 26 décembre 1917, elle fut acclamée par 300 000 personnes rassemblées à Kolkata au moment du Congrès national indien. Elle en fut élue présidente (pour un an, comme tous les présidents du mouvement), la première femme à ce poste.
En adoptant la loi Rowlatt sur le maintien du statu quo par la force, le gouvernement anglais ne retint finalement pas la suggestion d’Annie Besant et de Edwin Samuel Montagu de l’autonomisation de l’Inde.
Effacement devant Gandhi
La « loi Rowlatt » fut un tournant politique pour la lutte pour l’indépendance de l’Inde et pour Annie Besant. Gandhi commença en effet à s’affirmer, en proposant ses moyens spécifiques de lutte : le satyagraha (désobéissance civique) et la résistance passive (ahimsa). Un an et demi après son triomphe au Congrès national indien, elle laissa la direction de la All-India Home Rule League à Gandhi.
En décembre 1919, le Congrès national indien réuni à Amritsar sous la présidence de Motilal Nehru adopta définitivement les tactiques prônées par Gandhi. Prédisant un bain de sang, Annie Besant démissionna du Congrés en août 1920, au moment où était lancée la première satyagraha. Malgré son amour pour le pays et sa popularité, il lui était devenu évident qu’une vieille femme blanche n’était pas la meilleure personne pour incarner la population indienne.
Elle revint au Royaume-Uni en 1919. Elle adhéra au Parti travailliste et assista à toutes les réunions de la commission parlementaire qui discutait sur le futur statut de l’Inde. Elle fit un important discours devant 6 000 personnes dans le Royal Albert Hall. Elle y dénonçait la violente répression en Inde. Elle demandait l’autodétermination mais aussi que le modèle occidental ne fût pas imposé aux futures institutions indiennes qui devraient être aussi inspirées des traditions locales. Elle réclamait que le droit de vote fût accordé aux femmes indiennes.
Après l’emprisonnement de Gandhi en 1922, Annie Besant revint sur le devant de la scène. Elle put s’y maintenir même après sa libération pour raison de santé en 1924 car, pour l’obtenir, il avait dû renoncer à l’action politique. Elle incita les Indiens à la rédaction d’une constitution pour l’Inde. Elle rédigea elle-même un projet de « self-government » pour l’Inde, qui prévoyait la garantie des libertés individuelles et l’égalité des sexes. Annie Besant se rendit au Royaume-Uni pour soutenir ce projet qui fut rejeté en première lecture par la majorité conservatrice.
Elle fut invitée en 1928 à participer à la Commission Nehru (multipartite et multireligieuse) qui prenait le contre-pied de la Commission Simon, composée exclusivement de blancs. Finalement, la loi sur le gouvernement de l’Inde de 1935 ne s’inspira que du rapport Simon. En 1931, devant la montée des tensions, principalement ethniques, Annie Besant constata l’impossibilité d’une constitution pour l’Inde et en prédit la partition. Elle fit la même année une ultime tentative de conciliation avec la All-India Humanitarian Conference pour apaiser les tensions. Cette initiative lui valut d’être présentée pour le prix Nobel de la paix.
Jusqu’à sa mort et parallèlement à ses activités politiques, Annie Besant s’emploiera à la diffusion des idées théosophes, elle rédigera plus de soixante dix brochures traitant de différents sujets dont le karma (dans une perspective hindoue).
Elle meurt le 20 septembre 1933 à Adyar. Son corps, recouvert d’un drapeau indien, est brûlé sur un bûcher, au bord du Gange selon la tradition hindoue. Ses cendres furent dispersées en partie dans le Gange et en partie dans le jardin de la société théosophique d’Adyar. En hommage à son action en faveur de l’Inde, la bourse de Bombay n’ouvrit pas le jour des funérailles.
Sources : Wikipedia et Autobiography
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