J’ai rencontré le bouddhisme il y a exactement 40 ans. Après toutes ces années, en me retournant sur le chemin parcouru, l’itinéraire d’une parisienne élevée dans un milieu très catholique et conservateur, J’ai une gratitude infinie pour ce qu’il a fait de ma vie et de celles des êtres avec lesquels je partage ce cheminement.
Deux ans avant cette rencontre, la douleur de la mort de mon enfant avait provoqué le cataclysme nécessaire pour me donner le courage de reconnaître la profonde insatisfaction qui était la mienne dans la vie que je menais et faire jaillir en moi la détermination à trouver enfin un véritable sens à mon existence. La quête que j’ai commencée alors m’a conduite à explorer différentes traditions sur différents continents avant d’arriver au Népal avec l’intention de m’initier au bouddhisme tibétain. Ce fut une reconnaissance ! J’étais enfin arrivée à destination ! Sans le savoir, j’avais toujours su la vérité exposée dans ces enseignements et ce qu’ils faisaient resurgir du plus profond de mon être.
Très consciente que le chemin serait ardu et qu’il me fallait un guide, j’ai rencontré deux ans plus tard un Maître Zen, Genpo Merzel, avec lequel j’ai eu un sentiment de reconnaissance immédiate, « de cœur à cœur, d’esprit à esprit ». J’avais trouvé celui qui nous ouvre le cœur, nous incite naturellement à la dévotion et à servir, celui qui nous permet de surmonter notre peur lorsque le chemin est rude, celui aussi qui déclenche brutalement doutes et douloureuses interrogations lorsque nous découvrons ses imperfections et ses contradictions d’être humain.
Genpo Merzel Roshi avait reçu la transmission d’un Maître Zen, Maezumi Roshi, venu du Japon à la fin des années 50. Il avait fondé le Centre Zen de Los Angeles en 1967. Héritier d’une branche du Zen Soto, Maezumi Roshi avait aussi la particularité d’avoir étudié la pratique des koans, propre à la branche du Zen Rinzai, avec deux autres Maîtres et d’avoir reçu d’eux la permission de transmettre cette pratique.
La première retraite à laquelle j’ai participé, d’une durée d’une semaine, eut lieu au Centre Zen de Los Angeles. A cette époque, l’atmosphère y était très masculine et sévère, dominée par les moines, qui, selon ma perception, faisaient régner une discipline que je trouvais peu bienveillante. J’étais très mal à l’aise, et s’il n’y avait pas eu cette connexion de cœur à cœur, incontournable, avec Genpo Roshi, cela aurait mis fin à ma pratique Zen.
J’ai donc poursuivi ma pratique avec lui dans différents pays d’Europe où il venait régulièrement diriger des retraites avant qu’il ne s’établisse pour quelques années sur la côte Est des Etats-Unis où je l’ai suivi. Peu après notre arrivée, il m’a demandé de le seconder en commençant à enseigner. Pendant toutes ces années, j’ai eu la chance de pouvoir pratiquer intensément, pendant de très longues périodes, Shikantaza (seulement s’asseoir) ainsi que le travail sur les koans, ces dialogues entre maîtres et disciples, transmis de génération en génération, destinés à induire une expérience dépassant concepts et compréhension intellectuelle.
Genpo Roshi, en quittant Los Angeles et en venant en Europe, avait commencé à s’éloigner du modèle strictement japonais et faisait largement place aux femmes. Mais j’étais consciente que, lorsqu’il s’est agi de partager ma pratique, la difficulté pour moi était de trouver à la fois ma manière et ma voix, tout en ayant comme modèle un enseignant émanant une énergie très masculine. Je me plaignais souvent à lui de manquer de modèle féminin jusqu’au jour où il m’a répondu, « Deviens ce modèle ! »
Les premières années où j’ai commencé à donner des enseignements et à guider des gens dans la pratique des koans ont été difficiles. J’aimais la position d’assistante que j’aurais bien volontiers gardée, et il a fallu l’insistance et le soutien de Genpo Roshi pour que j’assume un rôle dans lequel j’étais plus exposée. Il m’a fallu reconnaître et traverser ma résistance et ma peur d’assumer la position et la responsabilité d’être en charge d’un groupe. Faire confiance à une énergie plus féminine, sans essayer d’imiter l’énergie masculine ni de m’en démarquer systématiquement, fut un apprentissage lent et douloureux : oser devenir de plus en plus moi-même, oser assumer ma parole, mon désir de plus d’intimité, de connexion, de douceur, d’horizontalité.
Les Maîtres anciens, selon les récits qui nous ont été transmis, ont employé en plus des phrases ou mots clés prononcés au moment juste, des méthodes d’enseignement, des « moyens habiles », qui correspondaient à leur époque et leur culture, beaucoup de coups de bâton, de cris, de gifles…, des manifestations d’énergie plutôt masculine ! Il semble que Maître Joshu ait été une exception en ce qu’il n’a utilisé que des paroles prononcées d’une voix basse et très douce dans ses interactions avec ses moines.
Cependant il y a clairement, au cœur de ces interactions et dialogues, le même désir viscéral qui est le moteur de notre pratique : chez le disciple, celui de s’éveiller, et chez le Maître, celui d’aider le disciple à s’éveiller. Dans toutes ces rencontres, ce qui est en jeu, c’est la révélation de l’esprit Un, de l’intimité à laquelle nous aspirons et qui se manifeste lorsque les représentations illusoires d’un petit moi solide, indépendant et séparé sont ébranlées : l’autre est autre et il est moi-même.
La présence des femmes est rare dans ces récits. Et lorsqu’elles sont présentes, il ne s’agit le plus souvent que de vieilles femmes qui ont un rôle secondaire. N’étant donc pas à l’aise avec l’énergie masculine manifestée dans ces récits ou chez les enseignants autour de moi, et tout en étant nourrie de leur inspiration, j’ai dû laisser s’exprimer, petit à petit et non sans traverser beaucoup d’incertitude et de doutes, des « moyens habiles » plus en accord avec l’énergie féminine : goût de la connexion, de l’intimité et du partage, acceptation de la vulnérabilité, désir d’horizontalité plutôt que de hiérarchie, moins d’attachement au faire et au savoir et davantage à l’être et au ressenti.
En même temps, il semble que plus j’osais faire confiance en ce que je ressentais comme de l’énergie féminine, moins j’avais de difficultés à laisser émerger, lorsque la situation le demandait, une énergie tranchante, équivalente aux coups de bâton de nos ancêtres.
C’est pourquoi à faire une liste trop précise des caractéristiques dites féminines ou masculines il y a danger de solidifier à nouveau en nous-mêmes une représentation qui ferait obstacle à l‘expérience de notre vraie nature, qui ne peut être réduite à aucune caractéristique.
Car le Dharma fondamentalement ne peut être limité par aucune définition : masculin ou féminin, moine ou laïque. Il est au-delà des nationalités, des frontières ou des pays. Rien ne peut l’altérer, ni l’accroître ni le diminuer. « Il est libre et sans entraves » comme l’a écrit Dogen Zenji. Mais dans sa pratique, dans son expression et dans sa transmission, il se manifeste à travers des êtres imprégnés des conditionnements liés à leur époque, leur pays, leur culture, leur tradition. Devenir conscients de ces conditionnements, les assumer pour les modifier progressivement est un processus qui fait totalement partie de notre pratique et doit se faire aussi bien à un niveau très personnel qu’à l’intérieur de la tradition spirituelle à laquelle nous appartenons.
Après quelques années d’enseignement itinérant dans divers pays d’Europe où mon Maître avait établi différentes sanghas, j’ai choisi de fonder un centre en France, et plus particulièrement dans la banlieue parisienne. J’avais déjà établi des connexions avec certains pratiquants qui avaient une vie tout à fait laïque, ayant souvent une famille et un travail pour subvenir à leurs besoins. Pour répondre à leur désir de pratiquer dans les circonstances qui étaient les leurs et dans la société qui est la nôtre, j’ai délibérément décidé de favoriser la pratique laïque, à l’encontre de la tradition monastique dans laquelle le Zen avait été transmis au Japon depuis toujours.
Dès son début d’existence il y a 25 ans, ce centre a été ouvert à un petit nombre de résidents, parfois une famille avec enfants, et à tous ceux qui, établis dans leur vie familiale, sociétale et professionnelle, veulent bénéficier d’une pratique sérieuse et régulière. Des sesshins ont été organisés où les participants peuvent venir avec leurs familles, cela pour permettre une intégration de tous les différents aspects d’une vie laïque. Tout naturellement, l’importance des relations interpersonnelles, la reconnaissance et la gestion des émotions, la cultivation de l’amour et de la compassion, une éthique fondée sur la bienveillance, se sont révélés comme des avenues incontournables de notre pratique.
Alors que la tradition japonaise dans la branche Soto réserve la transmission du Dharma (l’habilitation à enseigner) à ceux qui ont été ordonnés moines, J’ai donné la transmission à des laïcs, femmes et hommes, qui, à mon sens, avaient pleinement réalisé cette intégration et étaient capables de faire bénéficier de leur pratique beaucoup d’êtres dans la société dans laquelle nous vivons.
La présence nombreuse des femmes, pratiquantes et enseignantes, et la demande d’une pratique principalement laïque et non monastique sont en train de transformer profondément les manières de pratiquer et d’enseigner le Bouddhisme en Occident. Le chemin vers la libération à laquelle le Bouddha nous appelle ne peut se faire qu’au sein des circonstances précises dans lesquelles nous sommes nés. Le Bouddhisme a toujours eu la capacité de s’adapter aux us et coutumes des pays dans lesquels il s’implantait et donc aux gens auxquels il s’adressait.
Dans notre société la voix des femmes s’élève de plus en plus. A nous de la laisser résonner malgré les obstacles rencontrés à l’extérieur comme à l’intérieur de nous-mêmes.
Voir l‘enseignement de Catherine Genno Pages Roshi
Voir son centre Dana Sangha Paris
voir aussi « le koan de l’intime », interview à Sagesses Bouddhistes