Extrait du livre : Le souffle ardent de la Dakini
CHAPITRE SIX
La dakini extérieure-extérieure
LA DAKINI SOUS FORME HUMAINE
La femme est par essence la sagesse,
La source de la prajna spontanée et du corps subtil.
Ne la considère jamais comme inférieure;
Efforce-toi particulièrement de la voir comme Vajravarahi.
MILAREPA
C’ETAIT JUSTE AVANT le point du jour au matin du 19 août 1967, dans le petit royaume himalayen du Sikkim, à la lisière septentrionale de l’Inde. Sur les pentes luxuriantes qui émergeaient de la vallée plongée dans la brume, s’étirait le vieux monastère édifié par le neuvième Karmapa : Rumtek, « le monastère drapé de milliers de rayons d’arcs-en-ciel ». Debout sur la véranda, Sa Sainteté le seizième Karmapa, patriarche de la lignée Karma kagyü, embrassait la vallée du regard, appréciant le gai réveil des oiseaux multicolores. À cinq heures tapantes, alors que le soleil perçait le ciel de ses rayons, Sa Sainteté demanda soudain à son serviteur de lui apporter un petit bol de riz blanc. Tenant le bol entre ses mains, il murmura des prières de louange à l’aurore, lançant du riz à la volée à la fin de chaque strophe. Puis, jubilant il se tourna vers son serviteur et annonça « Khandro Ourgyen Tsölmo s’est réincarnée ! »
Au même moment, dans un village situé à soixante kilomètres de là, Sönam Peldrön, la femme de Sa Sainteté Mindröling Rinpoché, l’un des plus éminents tülkou de la lignée nyingma du Tibet, venait de mettre au monde une petite fille. La lignée de Mindröling avait été émaillée de yogini célèbres et il était juste que la fillette renaisse dans cette lignée. L’enfant était l’émanation de Khandro Ourgyen Tsölmo, une nonne à la profonde réalisation, abbesse de la nonnerie de Tsourphou au Tibet. Jeune femme, elle avait été la parèdre prophétisée du quinzième Karmapa, Khakhyab Dordjé (1871-1922). Devenue une nonne âgée, elle avait fui le Tibet avec le seizième Karmapa et s’était installée à la nonnerie de Rumtek avec ses nombreuses disciples.
Mindröling Rinpoché étant un ami intime du Karmapa, il ne pensa rien du fait qu’il vienne tout exprès rendre visite à sa fille nouvellement née et lui donne le nom de Karma Ourgyen Tsölmo. Mais après avoir consulté Dilgo Khyentsé Rinpoché, le Karmapa confirma au père que l’enfant était une émanation éveillée de la yogini. Lorsque l’enfant eut dix mois, on annonça discrètement la renaissance officielle de la yogini et plusieurs moines de Rumtek vinrent lui rendre hommage. Le Karmapa lui-même vint la voir tous les ans pour lui conférer des transmissions de pouvoir et des enseignements.
L’enfant devenue une petite fille, les anciennes disciples de Karma Ourgyen Tsölmo vinrent s’enquérir d’elle auprès de Sa Sainteté. « Nous avons entendu dire qu’on l’avait retrouvée ! dirent-elles. – Oui, répondit-il, on l’a retrouvée. – A-t-elle été reconnue ? – Oui, et la reconnaissance a été confirmée par d’autres grands maîtres réalisés. – Alors, insistèrent les nonnes, intronisez-la ! »
C’était une requête inhabituelle. Bien que de nombreuses lignées de femmes réalisées soient apparues au Tibet, se manifestant de manière répétée dans une succession de vies consacrées à la pratique et à l’enseignement, elles n’étaient habituellement ni reconnues officiellement ni intronisées comme tülkou, au contraire des émanations masculines; on les considérait plutôt comme des dakini incarnées.
On appelait ces femmes Jetsünma, titre honorifique signifiant grande réalisation et enseignement exemplaire. On les élevait dans les honneurs d’une « vie de brocard » dédiée à la méditation et à l’étude de la tradition bouddhiste, mais elles ne recevaient pas l’éducation monastique et n’étaient pas censées endosser une charge officielle comme leurs homologues masculins. L’insistance des nonnes à vouloir qu’elle soit intronisée et initiée comme Rinpoché était inattendue. Mais Sa Sainteté dut se résoudre à leur céder.
On intronisa une première fois la jeune fille en 1976 à Kalimpong, où elle reçut le titre de Khandro Rinpoché. Elle avait alors neuf ans. Sa lignée, composée essentiellement d’émanations féminines remonte à la grande yogini Mingyour Peldrön (1699-1769) et, pour finir, à Tara la grande salvatrice. C’est une lignée de dakini incarnées de la lignée nyingma, auxquelles on attribue une profonde réalisation et un enseignement direct et puissant. Khandro Rinpoché fut formée à la fois dans la tradition kagyü et dans la tradition nyingma, et fut souvent la seule fille parmi de nombreux moines et tülkou. Elle a été élevée par son père à Dehra Dun, recevant sur place l’éducation monastique nyingma du monastère de Mindröling. Elle reçut une formation kagyü qui dura moins longtemps au collège monastique de Rumtek sous la direction du Karmapa. Elle a aussi suivi l’école du couvent de Dehra Dun, à la demande du Karmapa, de Dilgo Khyentsé Rinpoché et de sa propre mère. Depuis le début des années 1990, Khandro Rinpoché enseigne en Europe, en Asie et en Amérique du Nord, et elle a fondé en Inde Samten Tsé, une nonnerie et un centre de retraite spécialement destinés aux asiatiques et aux occidentales désireuses de se vouer à la vie monastique.
Rinpoché est hautement respectée parmi ses homologues tülkou en Asie, bien que son statut de lama incarné reconnu occasionne peut-être un certain flottement et une certaine gêne. Assurément on dit d’elle que c’est une dakini incarnée, mais il n’est pas usuel pour une dakini de recevoir une éducation monastique ou d’hériter du rôle ou des responsabilités qui incombent à un tülkou. Néanmoins, sa réputation grandit dans le monde du bouddhisme tibétain au fur et à mesure qu’elle continue à enseigner et à assumer son devoir et ses responsabilités, et elle représente la promesse du développement d’une tradition de tülkou féminins.
Cette promesse tranche nettement avec le destin d’une autre lignée d’incarnations féminines, celle de Samding Dordjé Phagmo, associée à la dakini Vajravarahi, la Laie de vajra, et au monastère de Samding (Méditation Croissante). Samding se trouve au Tibet méridional sur une montagne en amont du lac Yamdrok, près de Gyangtsé. Cette région représente un danger potentiel pour l’ensemble du Tibet du fait des eaux capricieuses du lac Dremo qui menacent de déborder et d’inonder le pays tout entier. L’incarnation de la dakini prit place en ce lieu stratégique pour empêcher que le Dharma ne soit détruit au Tibet. La première incarnation, dit-on, fut intronisée en 1717. Elle terrifia les Mongols Dzoungar qui menaçaient le monastère en se transformant avec ses quatre-vingt moines en cochons, pour prouver qu’elle était bien une manifestation de Vajravarahi. Les envahisseurs mongols remplirent, dit-on, immédiatement le monastère de leur butin issu du pillage des autres monastères de la région, en tribut.
La dakini de Samding fut donc l’abbesse d’un monastère de moines qui contenait historiquement les reliques de ses précédentes incarnations. Elle était traditionnellement formée à la méditation et à l’étude des textes, suivant un strict emploi du temps de semi-retraites que seules entrecoupaient des pauses destinées à lui permettre de bénir les visiteurs dévots. Malgré sa charge monastique, elle arborait le style vestimentaire d’une yogini avec de longs cheveux coiffés en arrière sans aucun ornement. Son nom traversa les frontières et sa réputation parvint jusqu’en Mongolie et en Asie Centrale, et elle reçut des privilèges que seuls partageaient le Panchen Lama et le Dalaï-Lama.
Samding Dordjé Phagmo et celles qui lui succédèrent furent aimées pendant quatre incarnations. Jétsün Tchönyi Détchen Tsomo, la quatrième incarnation, laissa une forte impression du fait de sa profonde érudition, son goût pour les retraites et la puissance de ses enseignements. La profondeur de sa réalisation était telle que, disait-on, des soies de laie lui étaient poussées dans le dos, témoignant de son lien physique avec Vajravarahi, la Laie de vajra. Le gouvernement de Lhassa lui conféra le titre de Hughukthu, un terme honorifique mongol qui veut dire « Sainte ».
Avec la cinquième et la sixième incarnation, toutefois, des problèmes politiques allaient mettre en danger l’authenticité de la lignée et entamer grandement la foi des fidèles. On disait de la cinquième qu’elle avait le teint sombre et le visage grêlé, et qu’elle était totalement dépourvue de dispositions spirituelles ; tout en soupçonnant une de ses contemporaines, qui avait tout d’une dakini, d’être la véritable incarnation non reconnue. La sixième incarnation fut intronisée dans des circonstances politiques douteuses avant la mort de la cinquième, en 1937, ce qui poussa le père de cette dernière, Thonpa Chazo, à intenter un procès qui s’avéra long et coûteux. Vilipendée par le peuple tibétain, la sixième devint vulnérable aux flatteries des envahisseurs chinois qui la courtisèrent jusqu’à faire d’elle un membre officiel du gouvernement dans les années cinquante. Comme preuve de sa reconversion, elle dut renoncer à son statut d’incarnation qu’elle qualifia de simple superstition, prendre mari à Lhassa et se consacrer à la vie de famille. Le bruit court que le monastère de Samding aurait été complètement détruit. Symbole et réalité: les dakini humaines
L’aspect le plus déroutant de la tradition tibétaine de la dakini est probablement le phénomène des dakini humaines. Il est communément entendu que les femmes sont parfois appelées dakini, mais en quoi cette appellation correspond-elle aux critères complexes examinés ici ? A savoir, si ultimement les dakini sont au-delà des genres sexuels, à quoi rime de clamer que les femmes sont des dakini ? Ce domaine est d’autant plus déroutant du fait de la variété des interprétations que nous avons pu voir apparaître dans les études occidentales. D’un côté, on prend la dakini pour une figure divine, intrinsèquement féminine, qui agit au nom des femmes. De l’autre, on dit qu’elle n’a rien de féminin mais on s’y réfère sous le vocable de « elle ». La seule manière de réconcilier les extrêmes est de comprendre dans quelles conditions des femmes peuvent être des dakinis.