Gisèle Halimi entre au barreau de Tunis en 1949 et poursuit sa carrière d’avocate à Paris en 1956.
Fortement engagée dans plusieurs causes, elle milite pour l’indépendance de son pays la Tunisie et aussi pour l’Algérie, elle dénonce les tortures pratiquées par l’armée française et défend les militants du MNA (mouvement national algérien) poursuivis par la justice française. Elle co-signe avec Simone de Beauvoir Djamila Boupacha, livre dans lequel elle obtient de nombreux soutiens et la participations de grands noms comme Picasso dont le portrait de Djamila Boupacha figure sur la couverture.
Dans le même esprit, elle préside une commission d’enquête sur les crimes de guerres américains au Viêt Nam.
Féministe, Gisèle Halimi est signataire en 1971 du Manifeste des 343, les 343 femmes qui déclarent avoir avorté et réclament le libre accès aux moyens anticonceptionnels et l’avortement libre.
Aux côtés de Simone de Beauvoir, elle fonde en 1971 le mouvement féministe Choisir la cause des femmes et milite en faveur de la dépénalisation de l’avortement.
Au procès de Bobigny en 1972, qui eut un retentissement considérable, elle défend une mineure qui s’était fait avorter après un viol, en en faisant une tribune contre la loi de 1920. Ce procès a contribué à l’évolution vers la loi Veil de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse.
Élue à l’Assemblée nationale de 1981 à 1984 elle constate avec amertume que ses projets n’avancent pas autant qu’elle le souhaiterait et elle dénonce un bastion de la misogynie. Gisèle Halimi est également une des fondatrices de l’association altermondialiste ATTAC.
En mars et avril 2006, la télévision française a diffusé Le Procès de Bobigny, un téléfilm de François Luciani dans lequel Anouk Grinberg interprète le rôle de Gisèle Halimi et Sandrine Bonnaire celui de la mère qui aida sa fille mineure à avorter.
Au procès de Bobigny, avec l’accord des prévenues, leur avocate Gisèle Halimi a donc choisi de faire du procès une tribune. « J’ai toujours professé que l’avocat politique devait être totalement engagé aux côtés des militants qu’il défend. Partisan sans restriction avec, comme armes, la connaissance du droit « ennemi », le pouvoir de déjouer les pièges de l’accusation, etc. (…) Les règles d’or des procès de principe: s’adresser, par-dessus la tête des magistrats, à l’opinion publique tout entière, au pays. Pour cela, organiser une démonstration de synthèse, dépasser les faits eux-mêmes, faire le procès d’une loi, d’un système, d’une politique. Transformer les débats en tribune publique. Ce que nos adversaires nous reprochent, et on le comprend, car il n’y a rien de tel pour étouffer une cause qu’un bon huis clos expéditif. »
La plaidoirie passionnée de Gisèle Halimi fait valoir que désobéir à une loi injuste, c’est faire avancer la démocratie. Elle plaide: « Regardez-vous messieurs. Et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant des hommes. Pour parler de quoi ? D’utérus, de grossesses, d’avortements. Ne croyez-vous pas que l’injustice fondamentale soit déjà là?»
Le mouvement Choisir publie juste après le procès, en poche chez Gallimard, Avortement. Une loi en procès, L’affaire de Bobigny, préfacé par Simone de Beauvoir. Ce livre est une transcription intégrale de l’audience, des exclamations aux questions parfois saugrenues comme lorsque le président du tribunal demande à l’avorteuse si elle a mis le spéculum dans la bouche… En quelques semaines et sans publicité, plus de 30 000 exemplaires sont vendus.
Une nouvelle édition de ce livre a été publié en 2006 :
Dans cette nouvelle édition d’un livre qui fait date, on trouvera un texte où, pour la première fois, Marie-Claire, aujourd’hui elle-même mère d’une fille de seize ans, s’exprime. Récit des souffrances et bilan de son combat.
On trouvera également un avant-propos inédit de Gisèle Halimi, l’avocate du procès, qui assimile cette phase de la libération des femmes à la désobéissance civique. Refuser une loi injuste pour en faire naître une autre, conforme au droit pour les femmes de choisir de donner (ou non) la vie. La plus fondamentale de leurs libertés.
Le manifeste des 343
Il s’agit de l’un des exemples les plus connus de désobéissance civile en France. Il a inspiré en 1973 un manifeste de 331 médecins se déclarant pour la liberté de l’avortement. Il a surtout contribué à l’adoption, en décembre 1974-janvier 1975 de la loi Veil qui dépénalisait l’interruption volontaire de grossesse (IVG) lors des dix premières semaines de grossesse, un délai porté depuis à douze semaines.
Le combat pour que les femmes puissent décider librement d’assumer ou non la responsabilité d’élever un enfant est toujours d’actualité dans nombre de pays.
Interview de Gisèle Halimi
Avocate au Barreau de Tunis en 1949 puis à celui de Paris en 1956, Gisèle Halimi a participé à la naissance et au développement de nombreux combats. Créatrice du mouvement féministe Choisir la cause des femmes en 1972, elle s’est engagée aux côtés des indépendantistes algériens, dénonçant la torture pratiquée par l’armée française. Guidée par la dénonciation des injustices, elle présida la Commission d’enquête du tribunal Russel sur les crimes de guerres américains au Vietnam en 1967.
Sa vie, sa carrière, ses engagements, elles les a retracés dans de nombreux livres. Tout au long de ceux-ci, Gisèle Halimi raconte des épisodes douloureux de son enfance et de sa jeunesse, d’amères désillusions, notamment lors de son mandat de députée (de 81 à 84) : désillusion de ne pouvoir entreprendre ce pourquoi on a été élue, désillusion devant le machiavélisme de François Mitterrand, désillusion d’être une des rares députées femmes et de se rendre compte combien l’Assemblée nationale, même de gauche, reste un des bastions de la misogynie.
Son parcours s’inscrit dans l’histoire des luttes menées en France dans la deuxième partie du siècle. Inlassable, volontariste, exigeante, sûre d’elle, et désireuse de contrôler ce qui la concerne dans le cadre de cette interview, Gisèle Halimi continue son travail d’avocate et, en animant l’Observatoire de la parité, poursuit son engagement féministe…
Parmi les causes que vous avez défendues, il y a eu Djamila Boupacha, une militante du FLN algérien.
Quand j’ai défendu Djamila Boupacha, cela faisait six ans que je défendais des militants du FLN. Avec d’autres avocats, mais nous n’étions pas très nombreux, nous avions instauré un véritable pont aérien entre Paris et l’Algérie, là où il y avait des tribunaux militaires, des tribunaux d’exception. C’était d’autant plus urgent de le faire que sans nous probablement, il n’y aurait pas eu de défense : tous les avocats algériens avaient été plus ou moins arrêtés, déportés, mis dans des camps. Je l’ai fait pendant huit ans de ma vie. J’étais seule, j’avais deux enfants de cinq ans et deux ans, et je n’avais pas les moyens de les faire garder. Mais il y avait une urgence absolue, non seulement pour la cause mais pour ce qui s’y passait. Djamila Boupacha, c’était en 1960. Cela faisait six ans que l’on parlait des tortures. Djamila Boupacha était au secret, torturée et détenue depuis plus de cinq ou six semaines. Militante du FLN, elle avait 21 ans, elle était musulmane, très croyante, elle n’avait pas commis d’attentat mais était sur le point d’en commettre un. Elle allait déposer une bombe, mais elle ne l’a pas fait. Et donc elle a été arrêtée puis abominablement torturée par des parachutistes, jour et nuit. Elle a été violée avec une bouteille d’abord, elle qui était vierge et musulmane ; elle m’écrivait des lettres : « Je ne sers plus à rien, je suis à jeter… » J’ai pris l’avion pour aller la défendre. Son procès avait lieu le lendemain. On m’a donné une autorisation, car il fallait ça, pour y aller. Je suis arrivée à Alger et quand je l’ai vue, j’ai été absolument… enfin comme n’importe qui l’aurait été, bouleversée.
Elle avait encore les seins brûlés, pleins de trous de cigarettes, les liens, ici (elle montre ses poignets), tellement forts qu’il y avait des sillons noirs. Elle avait des côtes cassées… Elle ne voulait rien dire, et puis elle a commencé à sangloter et à raconter un petit peu. Je suis rentrée à l’hôtel pour préparer le procès du lendemain et le soir même, la police est venue m’arrêter et m’expulser. Je n’ai donc pas pu plaider le procès. Djamila a refusé de parler. C’est en rentrant que j’ai déclenché un peu les choses, j’ai vu Simone de Beauvoir, on a créé un comité pour Djamila Boupacha qui a été le comité de défense le plus important pendant la guerre d’Algérie, Il comprenait Aragon, Sartre, Geneviève de Gaulle, Germaine Tillion qui a fait énormément pour Djamila (née en 1907, Germaine Tillion a été résistante, arrêtée et déportée à Ravensbrück. Elle a témoigné au procès de Nüremberg. Grande ethnographe, elle a beaucoup travaillé en Algérie). Mais il ne comptait pas que des personnes favorables à l’indépendance algérienne,. Il y avait par exemple Gabriel Marcel, le philosophe existentialiste chrétien, qui était plutôt pour l’Algérie française.
Au ministère de la justice, Simone Veil, une petite magistrate déléguée à l’époque, nous a aidés à la faire transférer car on voulait l’abattre, là-bas dans sa cellule, pour qu’elle ne parle pas. On l’a arrachée aux griffes de ses assassins probables, on a fait un grand procès contre les tortures et nous en sommes arrivés aussi loin qu’on pouvait arriver dans une affaire comme celle-ci pendant la guerre, car c’était encore la guerre. Elle a identifié ses bourreaux en les reconnaissant parmi d’autres militaires sur des photos. Quand on a demandé leur nom, le ministre de la Défense, à l’époque M. Messmer a refusé de les donner en disant que ce serait mauvais pour le moral de l’Armée !
Par ailleurs, un mouvement international est né, avec des manifestations devant les ambassades de France à Washington, à Tokyo, partout, pour elle. Là-dessus, les accords d’Evian ont été signés, c’est-à-dire la fin de la guerre, avec une amnistie pour tous ceux qui, de près ou de loin, étaient poursuivis pour des événements en relation avec la guerre d’Algérie. Alors, la chose amusante, c’est que, bien entendu, Djamila a été amnistiée pour ce pourquoi on la poursuivait mais en même temps, moi, j’avais fait inculper le général Ailleret pour forfaiture et pour recel de malfaiteurs, et le ministre de la Défense, Messmer, puisqu’il refusait de nous donner les noms de ces soldats. Ils ont « bénéficié », si je puis dire, de la loi d’amnistie. L’instruction pénale a été close.
J’ai aussi écrit un livre. J’ai rendu public tout le dossier d’instruction, ce que je n’avais pas le droit de faire. Il y avait des lettres d’elle et de son père de soixante-dix ans, qu’on avait torturé et qui criait : « Vive la France ! Pourquoi vous me faites ça ? » Sa sœur, qui était enceinte, torturée, qui a fait une fausse couche ! Djamila Boupacha représente un peu symboliquement ce qui est important pour moi : la défense de l’intégrité physique et morale des individus, les droits de la personne humaine, la lutte contre la torture, la lutte contre la colonisation. Mais en plus, c’était une jeune fille vierge de vingt ans qui avait été violée abominablement. Elle était un peu devenue le symbole de la lutte contre la torture et de la lutte du peuple algérien. Mais pour moi, si vous voulez, d’avantage, elle était devenue ce pour quoi je m’étais engagée comme avocate depuis toujours.
Depuis, entre autres appels, j’en ai signé un qui s’appelle l’Appel des douze pour la reconnaissance de la torture en Algérie. Nous sommes donc douze avec notamment Germaine Tillion, Pierre Vidal-Naquet (historien). En Algérie, la torture était érigée, soutenue, motivée je dirais, par la raison d’Etat, car le personnel politique était plus que complice : c’était le donneur d’ordre. Le Parlement tout entier, à l’exception de quelques voix, avait voté les pouvoirs spéciaux en Algérie. Il n’y avait plus de règles : on arrêtait, on mettait en garde à vue, les gens disparaissaient avec l’approbation du pouvoir politique. Pour notre appel à la reconnaissance de ce crime d’Etat, le Premier ministre nous a déjà suivis puisqu’il l’a reconnu. Reste le président de la République auprès duquel nous allons incessamment d’ailleurs tenter une démarche. Cette reconnaissance n’est pas du tout une vindicte, ni un désir de vengeance. Nous voulons la reconnaissance de ce qui s’est passé, ne serait-ce qu’au point de vue pédagogique pour les générations qui viennent, que l’on ne truque pas l’Histoire de France.
Un autre de vos combats est le mouvement féministe.
J’ai créé le mouvement féministe en France avec d’autres, bien sûr. Toute jeune, à l’âge de dix ans, j’avais choisi d’être avocate, parce que je ne supportais pas l’injustice. Je disais : « C’est injuste tout ça » quand on ne voulait pas me donner d’explications. Mon père disait : « Tu n’as que ce mot-là à la bouche. » « Pourquoi je ne dois pas faire d’études? » « Parce que tu es une fille. » « Mais c’est injuste, tout est injuste ! »… Il ne faut pas oublier que je suis née et que j’ai passé mon enfance et mon adolescence dans un pays colonisé, la Tunisie, dans les années trente, où il régnait une véritable ségrégation entre les Arabes, qu’on méprisait, et les autres. Nous, nous étions entre les deux parce que nous étions d’un milieu très pauvre et inculte, milieu judéo-arabe. Il y avait les occupants, les colons. Cette ségrégation dans cette population me faisait réfléchir au fait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, parce qu’enfant, j’aimais bien jouer avec mes petits copains arabes. Ma mère me disait non, parce qu’elle méprisait les Arabes. En revanche, le sénateur n’aimait pas beaucoup que sa fille joue avec moi, non plus ! On est toujours l’Arabe ou le Juif de quelqu’un, le colonisé de quelqu’un. Cette réflexion, évidemment, jeune, je ne la faisais pas dans ces termes-là : j’avais un sentiment presque physique de rejet de l’injustice. Après, ma pensée s’est élaborée. J’ai lu, j’ai plaidé et par conséquent, je me suis rendue compte qu’au fond, le sexisme, le rejet des femmes, était tout simplement une variante de ce que je combattais depuis l’enfance : le racisme.
C’est quoi le racisme ? C’est une pathologie socio-culturelle. C’est le rejet de l’autre parce qu’il est différent de vous, parce qu’il a une identité qu’il revendique et que vous avez l’impression qu’il met en danger la vôtre. Tout ça, ce sont des données communes au racisme et à la misogynie, et pour moi, ç’a été le même combat jusqu’au moment, tout de même, où j’ai pris conscience qu’en tant que femme, je subissais une discrimination de plus que les hommes !
Ma vie n’a pas été celle de mes frères. Moi, on m’a dit : « Tu es une fille, tu dois servir les garçons… Toi, tu es une fille, tu ne vas pas faire d’études. »
Si j’ai fait mes études, c’est parce que j’étais boursière, et arrivée en France pour mes études supérieures, je travaillais comme standardiste la nuit, je faisais mes études le jour. Petit à petit, j’ai élaboré au fond quelque chose de parfaitement homogène.
On ne peut pas dire : il y a d’un côté le racisme, d’un côté la lutte contre le colonialisme, d’un autre côté la lutte contre le sexisme. Tout ça, c’est pareil, ça a le même tronc commun : le refus de l’injustice, de la discrimination, j’ai envie de dire : de la connerie. C’est ce refus-là qui m’a fait penser : « Maintenant, il faut faire quelque chose, les filles, il faut se bouger un peu ! »
Alors en 68, on a pensé que ce n’était pas la peine de bouger puisque les gars bougeaient! On s’est dit : « Ils vont nous prendre avec eux. » Ç’a été pire que tout ! On nous a mis dans un coin pendant qu’eux prenaient la parole. Les filles étaient là pour coller les enveloppes, prendre le téléphone, pour faire du café…
Et à ce moment-là, on s’est dit non et on a créé un mouvement, le Mouvement de Libération des Femmes. Les femmes se réunissaient pour parler, échanger ce qui était fondamental, leur expérience. Chacune pensait que c’était sa vie à elle qui était comme ça, que si son mari la battait, c’était parce que son mari était un peu tordu et qu’elle n’était peut-être pas patiente. Si on lui refusait quelque chose dans le travail, c’est parce que son patron était… Et puis en parlant, on s’est dit que ce qu’on croyait privé était finalement public, c’est-à-dire politique, c’est-à-dire le lot de tout le monde. Cela a produit une énorme prise de conscience qui a débouché sur la lutte pour la légalisation de l’avortement. Alors on a signé le manifeste des 343, qui a été appelé sur le ton humoristique le manifeste des « 343 salopes, » paru dans le Nouvel Observateur en avril 1971.
A ce moment-là, des filles, des anonymes ont signé et elles ont fait l’objet d’un commencement de poursuite. Pas nous, pas Simone de Beauvoir, pas Marguerite Duras, pas Françoise Sagan, pas Delphine Seyrig, pas Françoise Fabian, parce qu’elles étaient trop célèbres, pas Catherine Deneuve, vous pensez bien ! Elles, on n’y a pas touché. Pourtant elles disaient la même chose que les pauvres institutrices intérimaires, les secrétaires intérimaires. Elles, elles ont été convoquées au commissariat, et on leur a dit : « Tu as vu ça ? » D’ailleurs, on les tutoie dans ce cas-là. Quand vous avez avorté, on peut vous tutoyer. « Tu as vu ça, tu as signé ça ? » Elles qui n’étaient pas célèbres avaient pris un risque énorme et elles m’ont dit : « Tu n’as pas réfléchi à ça. » Réunion chez moi avec Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig, Christiane Rochefort. J’ai proposé de créer un mouvement pour les soutenir, et c’est comme ça qu’on a créé Choisir la cause des femmes. Et Choisir la cause des femmes est un mouvement qui porte sur trois points ; premièrement : éducation sexuelle, contraception libre et gratuite ; deuxièmement : abolition de la loi répressive de l’avortement ; troisièmement : défense gratuite de toutes les personnes poursuivies pour avortement. Ce mouvement a organisé le procès de Bobigny, ce qui a permis à Simone Veil, avec laquelle on avait travaillé à ce moment là, de changer la loi.
Vous avez raconté dans un livre qui porte le nom de votre mère, Fritna, vos rapports difficiles avec elle. Quels liens établissez-vous entre vos engagements et ce rapport douloureux ?
Cette histoire de Fritna, c’est l’histoire d’un amour-passion, le mien, pour une mère qui ne m’aimait pas. Je ne dirais pas qu’elle me détestait, mais elle me rejetait. Elle m’a fait beaucoup de mal. Il y a eu un manque terrible, charnel. Je courais après elle pour lui prendre la main, pour l’embrasser. Je n’avais pas de contacts avec elle. Ce ne sont pas les contacts avec le père qui remplacent cela. C’est très important le contact, l’échange entre une mère et une fille parce que la fille voit dans les yeux de sa mère le reflet de ce qu’elle sera, elle, quand elle sera femme.
Plus tard, je me suis mise à lui trouver des excuses : elle était dépendante de mon père, elle n’a jamais eu un sou pour elle. Je me disais : « Moi, jamais un homme ne me donnera un sou, jamais. » Et j’ai tenu parole, c’est plutôt moi qui en ai donné aux hommes ! (rires).
Ma mère me disait par exemple :
« Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir autant d’enfants ? Moi, je n’en voulais pas ! » Et comme elle était très croyante, elle ajoutait : « Dieu l’a voulu, c’est comme ça, il faut s’incliner. » Moi je pensais : « Si j’ai des enfants un jour, ça ne peut pas être comme ça, il faudra que j’aie envie de les avoir et qu’après, j’aie tellement eu envie de les avoir que j’aie envie de les garder, de les aimer. » Ma mère était superstitieuse, dépendante. Pour dire quelque chose d’un peu féroce, elle représente tout ce que ne doivent pas être les femmes. Elle cumulait tellement de dépendances, tellement d’aliénations, tellement de superstitions, tellement d’ignorance… Je ne dirais pas que c’est tout ce qui a fait ma prise de conscience féministe, mais je dirais que c’est comme un terreau. C’est sur ce terreau-là qu’ont poussé toutes mes lectures, toutes mes actions. Ce terreau était imbibé de mon malheur de vivre mal-aimée par ma mère.
Votre combat pour la parité énerve parfois. Il n’est pas toujours très bien compris. Pouvez- vous expliquer votre cheminement intellectuel ?
Je me bats pour la parité depuis plus de dix ans. Tout part d’un constat fort simple qu’on a toujours voulu occulter ou maquiller : dans l’humanité, il y a les hommes et les femmes. Ça, c’est une chose. Deuxième chose, il y a un système, le moins mauvais d’entre tous disait Churchill, qui s’appelle la démocratie. La démocratie, c’est le pluralisme. Ça ne veut pas dire seulement le droit de voter. Il est normal que les décisions qui impliquent les hommes et les femmes émanent des hommes et des femmes à part entière, dans une proportion égalitaire, c’est-à-dire à parité.
Les femmes ne sont pas une communauté, elles ne sont pas une catégorie, elles ne sont pas une race, elles sont la moitié de l’humanité comme les hommes.
Si vous prenez une communauté, par exemple, les jeunes, les pauvres, les chômeurs, les Juifs, les Arabes, vous constaterez que les femmes sont de toutes ces communautés, elles les engendrent d’abord et puis, elles les traversent toutes. Les femmes étant dans chacune de ces communautés n’ont donc pas d’intérêt communautaire. Vous pouvez me citer des communautés qui à deux font la totalité de l’humanité ? Il n’y en a pas. Supposez que, dans une épidémie, les femmes disparaissent, ou qu’il n’y ait plus d’hommes, il n’y aura plus d’humanité. Supposez en revanche que la « race jaune » disparaisse, il n’y aura plus de « jaunes » mais il restera une humanité. Il y a donc quelque chose qui fait qu’on ne peut assimiler ce qui fait le groupe femme et le groupe homme à quelque chose d’autre.
Donc à partir de là, il était juste que la démocratie, c’est-à-dire le système où chacun dit sa volonté, comprenne les femmes et les hommes. Au moment de la dissolution de l’Assemblée nationale, en France, il y avait 95% d’hommes et 5% de femmes. Mais ces 95% d’hommes légiféraient, débattaient, posaient des problématiques, prenaient des décisions pour 100 % des femmes !
Nous voulons qu’il y ait autant d’hommes que de femmes parce que c’est l’intérêt de notre société, l’intérêt de notre démocratie. C’est comme ça qu’on construira un autre avenir qui sera un avenir mixte parce que la nature est mixte ! Il faut commencer par là.
Bibliographie non exhaustive
Djamila Boupacha (préface de Simone de Beauvoir), Gallimard, 1962.
Le lait de l’oranger, Gallimard, 1988.
La cause des femmes, Gallimard, Folio, 1992 (nouv. ed.).
La nouvelle cause des femmes, Seuil, 1997.
Fritna, Plon, 1999.
Source : la revue l’Oeil Electrique