Une Contribution de Laure sur notre page Face book
Yeshe Tsogyal s’est éveillée au terme d’un long chemin, guidée par Padmasambhava son époux, dans le Tibet du Haut-Moyen Âge. Elle dut traverser de terribles épreuves, méditant pendant de longues années dans des grottes inhospitalières au fin fond de l’Himalaya, supportant la solitude, le froid et la faim, appelant parfois au secours son bien-aimé guide, non pas pour ses conditions de vie difficiles, mais parce qu’elle était toujours en butte à ses tendances égocentriques, même lorsqu’elle avait atteint la quinzième terre de bodhisattva, et s’entendant répondre qu’elle devait alléger son ascétisme en mangeant… de l’air.
Ainsi est-elle devenue la « souveraine » du Tibet, souveraine spirituellement s’entend, car elle refusa les fastes de la royauté après y avoir goûté un temps.
Elle vécut ainsi plus de deux cent ans, ne cessant alors de donner aux uns et aux autres ce dont ils avaient besoin, qui de la compagnie, qui de la spiritualité, qui ses maigres biens matériels, qui une épouse.
Puis elle mourût, laissant derrière elle un souvenir inoubliable parmi le peuple tibétain.
Après quoi, elle se réincarna dans de multiples personnages dont la liste est dressée dans l’ouvrage consacrée à son existence, « Yeshe Tsogyal, souveraine du Tibet ».
Dans cette liste figure Djaméma, la femme de Marpa.
Pourtant cette personne, née au Tibet au onzième siècle, puis mariée à cet homme de caractère difficile qu’était Marpa, n’a jamais eu à diffuser un quelconque enseignement. Elle vécût une existence de mère de famille, consacrant son temps et ses efforts à sa maison, à son entourage familial, et éventuellement aux disciples de Marpa. Discrète et effacée. Pas toujours bien traitée par son mari, qui, du moins d’après ce qu’on peut lire sur elle, ne cessa de la malmener, lui donnant des ordres, toujours pour qu’elle le serve sur le plan matériel, lui ou ses enfants, ou encore ses hôtes. Toujours, elle obéissait. Servile ? Elle, libérée par l’éveil ?
Qui est au juste Djaméma ?
C’est incontestablement elle qui rendit possible le chemin de Milarepa vers l’éveil en adoucissant ses peines lorsqu’il dût suivre les difficiles injonctions de Marpa.
C’est elle qui accompagna Marpa tout au long de sa difficile existence d’être éveillé. Propriétaire fermier, mais aussi infatigable enseignant du dharma, infatigable voyageur aussi, allant jusqu’au fin fond de l’Inde pour aller chercher des enseignements tantriques, en particulier auprès de son gourou indien, Naropa, se faisant ensuite ambassadeur du Dharma au Tibet après que cette spiritualité ait failli disparaître en raison de l’hostilité manifestée par l’un des rois du Tibet. Infatigable traducteur enfin des textes bouddhiques indiens, pour le bien de son pays qui deviendra le creuset de l’une des branches du bouddhisme les plus vivantes.
Sa douceur et son humilité. Telle est ce qu’on retient de Djaméma lorsqu’on la voit surgir furtivement dans certaines des pages consacrées à la vie de Marpa, de Milarepa, ou encore de Gompopa.
Marpa était d’un caractère difficile mais il était éveillé, guidé en cela par Naropa, lui-même guidé par Tilopa, lequel recueillit les enseignements du dharma de dakinis invisibles, sauf pour lui-même.
Pour la naissance et l’évolution de la lignée Kagyupa de l’école tibétaine du bouddhisme, les personnages importants sont ses grands maîtres : Tilopa, Naropa, Marpa, Milarepa, et plus tard Gompopa auquel revînt la charge d’ancrer cette tradition spirituelle dans le monachisme, ce qu’il réussit parfaitement. Dans le courant spirituel de ces enseignements, il y eut ensuite le futur premier Karmapa, Tusoum Kyempa, élève de Gompopa, qui perpétua cette lignée par l’émergence d’un tulkou[4], lequel renaîtra sous la forme d’un nouveau tulkou, et ainsi de suite jusqu’à nos jours.
Et Djamema ?
Qui est-elle ?
Lors d’une réunion de pratiquants du dharma, une femme se leva et demanda au Dalaï Lama si un jour quelque chose serait fait pour que les conditions dans lesquelles pratiquent les femmes soient améliorées dans les communautés bouddhiques. Sur le moment, il ne comprit pas la question. Elle expliqua alors ce que c’était pour un être humain d’être toujours celui qui effectue les tâches matérielles, qui n’écrit pas et ne parle pas, qui n’influe jamais sur les décisions de la communauté, et qui est assis pendant les enseignements tandis que les enseignants – presque toujours des hommes – le regardent d’en haut. Le Dalaï Lama, en entendant ces paroles, pleura, et promit d’essayer de changer les choses pour que les pratiquantes cessent d’être infériorisées.
Lorsque Tara fît des progrès vers l’éveil, les maîtres spirituels de son entourage lui conseillèrent de renaître en homme dans sa prochaine vie parce que, disaient-il, il n’est pas possible d’être à la fois une femme et en même temps éveillée, compte tenu de l’infériorité naturelle des femmes, et aussi de leur condition de vie asservie.
Tara répondit qu’elle s’éveillerait en femme, qu’elle renaîtrait en femme et qu’elle aiderait les êtres à s’éveiller sous une forme féminine.
Djaméma est en pleurs. Son fils, Tama Dodé, vient de mourir. Il est si jeune. Marpa la réprimande : « Ne sais-tu pas que tout est impermanent ? ».
Djaméma prend Milarepa sous sa protection. Elle le soigne alors qu’il est couvert de plaies à la suite des difficiles travaux que lui a imposés Marpa. Elle le console alors qu’il est désespéré de ne pouvoir obtenir les précieux enseignements de Marpa. Il a des pensées de suicide.
Elle fait des reproches à Marpa : pourquoi est-il si dur envers Milarepa ?
Son époux la réprimande : qu’elle ne s’occupe donc pas du chemin de Milarepa ! Ce ne sont pas ses affaires. Qu’elle s’occupe de préparer les repas !
Son époux lui confie aussi, les larmes aux yeux, qu’il ne peut pas faire autrement compte tenu du karma de Milarepa et de son destin de réalisation de l’éveil en une seule vie.
Djaméma est en pleurs. Milarepa est sur le départ. Elle ne le reverra plus. Ils s’étreignent tous les trois avec Marpa. Celui-ci réprimande son épouse : « Ne sais-tu pas que tout est impermanent ? Va préparer le dernier repas que nous prendrons ensemble avec mon fils de cœur ».
Est-ce vraiment une vie d’éveillée que celle de Djaméma ?
Est-elle réellement éveillée pour accepter pareille existence, dépourvue de toute envergure spirituelle ?
Et bien oui, certainement, puisque Milarepa la considérait comme étant « la mère de la sagesse ».
L’égo est une illusion pour les êtres éveillés. Au lieu qu’il se profile comme un obstacle à la connaissance entre l’esprit et la réalité, au lieu que leur esprit se confonde avec cet égo, ils voient celui-ci comme une convention pour entrer en contact avec les autres êtres, avec les phénomènes perçus par eux comme étant réels.
Le personnage de Djaméma est, pour son propre esprit, une convention. Rien d’autre.
La femme opprimée et asservie qu’elle a été n’a été pour elle qu’une illusion, utile pour servir ceux qui étaient autour d’elle, dans la joie, la gentillesse et la douceur.
Voilà qui était Djaméma. Rien de plus.
Elle n’avait besoin de rien d’autre puisque la soif du désir n’était pas en elle.
Elle était heureuse et aplanissait les souffrances autour d’elle dans sa grande sagesse et son immense compassion. Dans sa sensibilité sans mesure.
A la lecture des livres qui font allusion à ce personnage attachant, nous n’apprenons rien de plus. Des bribes d’existence.
J’ai cependant voulu, par ce court texte, rendre hommage à cette grande dame pour laquelle tout était semblable à l’expérience du rêve.
Commentaire de Danielle :
J’ai été touchée et interpellée en lisant à la page de Bouddhisme au féminin sur Face book le texte de Laure Sandre sur la femme de Marpa, considérée ici comme une réincarnation de Yeshe Tsogyal.
C’est beau, c’est inspirant. Bien sûr, la légende de Yeshe Tsogyal qui vit deux cent ans, et qui se réincarne en plusieurs êtres, on adhère ou on n’adhère pas. On aime toutes et tous les belles histoires.
Certes, si Djaméma était effectivement une « réincarnation éveillée », libérée de tout désir et qu’elle regardait ce monde comme un rêve, elle ne souffrait nullement de la mort d’un enfant ou de la manière dont Marpa la traitait.
Je me permets de penser que c’est une « hypothèse ». Si on croit cela, sans doute peut-on interpréter la vie de Djaméma comme l’incarnation de la compassion éveillée… mais si on ne le croit pas ? si on considère qu’elle était simplement traitée comme l’étaient et le sont encore beaucoup de Tibétaines ?
La femme de Marpa n’a rien à elle, même quand elle donne à Milarepa une turquoise qui lui appartenait en propre, Marpa lui rappelle avec rudesse que rien ne lui appartient, elle n’a rien, elle n’est rien. Or, quand j’ai lu l’ouvrage d’Ani Choying Drolma « Ma voix pour la liberté », on constate que, depuis l’époque de la femme de Marpa, on retrouve la même mentalité patriarcale, les femmes sont même achetées et vendues comme du bétail.
Bien sûr, penser que Djaméma était un être éveillé, ça rassure sur la possibilité pour les femmes d’être éveillées tout en courbant l’échine et en acceptant la situation dans laquelle elles sont « puisque c’est leur karma ». Du coup, protester serait une manifestation de l’ego ; c’est précisément ce que disent certains moines tibétains aux nonnes qui émettent le souhait de recevoir la pleine ordination comme eux-mêmes l’ont tout naturellement.
Protester contre l’injustice et l’oppression serait donc – d’après eux – une manifestation de l’ego !!
Rien n’est statique, les bouleversements de la société tibétaine ont une répercussion sur les préjugés et la culture. Pour les nonnes au moins, à défaut des laïques, les choses bougent, mais c’est justement parce que les nonnes font entendre leurs voix et qu’elles veulent que les choses changent, à la fois pour elles-mêmes et pour les femmes qui viendront après elles.
Alors, est-ce que Djaména était éveillée ? elle était sûrement bonne et compatissante, comme le sont des milliers de femmes de par le monde, qui ont une vie difficile, et qui connaissent le poids de la souffrance et de l’oppression. Mais ce n’est pas l’éveil. Alors que chacune se fasse son opinion… Danielle