Dans le débat sur les quotas féminins sont invoqués, pour les cautionner ou pour les contester, les textes fondateurs de la citoyenneté française depuis 1789. L’universalité est revendiquée comme marque spécifique de l’identité française. De l’une à l’autre des quinze Constitutions de la France, des formules clés ont en effet été transmises.
Celle de l’unité et de l’indivisibilité vient en premier. Appliquée en 1791 au royaume, à la souveraineté, à la royauté, la notion est transférée à la République en 1792. L’indivisibilité, reprise du vocabulaire de la Révolution, reste mentionnée dans les Constitutions de la IVe et de la Ve Républiques. (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »). La rhétorique de l’unité et de l’indivisibilité, transmise jusqu’à nous, est donc un produit de la culture politique des révolutionnaires, formés dans le moule idéologique de la monarchie absolue.
Un deuxième postulat, explicite pour les monarques, implicite pour les citoyens, accompagne celui de l’indivisibilité : le souverain est masculin. La Constitution de 1791 précisait que la royauté (« indivisible ») est « déléguée héréditairement à la race régnante de mâle en mâle, par ordre de progéniture, à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance ». La formule fut reprise à l’identique dans le sénatus-consulte organique de l’an XII. Un demi-siècle après, le sénatus-consulte du 7 novembre 1852 confirmait : « La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe et légitime de Louis-Napoléon Bonaparte, de mâle en mâle, par ordre de progéniture, et à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. »
L’exclusivité masculine de la citoyenneté n’est, elle, jamais affirmée comme telle, mais elle est sous-jacente aux textes. Dans la langue française le pluriel masculin peut inclure le féminin et le mot « homme » désigne soit le mâle soit l’humanité mixte. Mais en 1791, derrière les citoyens au pluriel il n’y a, en fait, que du masculin. On lit à propos de « l’état de citoyen » : « Ceux qui, nés hors du Royaume de parents étrangers, résident en France, deviennent citoyens français après cinq ans de domicile continu dans le Royaume, s’ils y ont, en outre, acquis des immeubles ou épousé une Française (je souligne) ou formé un établissement d’agriculture ou de commerce… » Les femmes sont appelées «citoyennes », certaines n’échapperont pas à la guillotine, mais constitutionnellement elles ne s’inscrivent que dans une énumération d’objets.
Il faudra attendre que les femmes aient enfin accédé à l’électorat en 1944 pour que l’existence des sexes soit reconnue dans la Constitution (1946). Dans les débats actuels, le machisme de la conception révolutionnaire de la citoyenneté apparaît comme une idée reçue. Mais cette réalité a été longtemps complètement masquée. Ce n’est que très récemment qu’on a précisé que le suffrage dit universel était en fait un universel « masculin ». Il suffit d’ouvrir un manuel d’histoire antérieur à ces dernières années pour le constater.
De même, les explications sur la distinction, en 1791, entre citoyens actifs et passifs ne prenaient pas en compte l’exclusion des femmes de l’activité politique : les anciens manuels ne mentionnaient que les 3 millions de pauvres et de domestiques (sous-entendus : mâles).
Tout cela montre les pesanteurs et le long conditionnement de l’esprit « républicain » imprégné des «textes fondateurs». En 1848, seuls votent les hommes, mais il est pourtant écrit que «La souveraineté réside dans l’universalité des citoyens » (article premier de la Constitution).
Peut-on révérer ces textes comme s’ils étaient porteurs des prises de conscience ultérieures et lointaines ? La rhétorique originelle d’une République une et indivisible fondée sur l’universalité d’une citoyenneté « masculine » n’a-t-elle pas, au contraire, été l’un des freins historiques, l’un des facteurs du retard français pour la participation des femmes au pouvoir ?
Serait-ce sacrilège de mettre en question ce socle et de cesser de considérer comme « fondateurs » des principes dont l’obsolescence historique est flagrante, tant dans la notion d’indivisibilité que dans la confusion entre l’universel et le masculin ? SUZANNE CITRON
Article paru dans Le Monde le 21 mars 1997 et toujours d’actualité dans la vie politique française !