En relation avec le thème du numéro sur la rencontre entre Orient et Occident : la situation des veuves en Inde
La tradition hindoue condamne les veuves à l’isolement et à l’opprobre. Certaines se réfugient à Vrindavan, où elles chantent, contre quelques roupies, les louanges du dieu Krishna
Elle ne connaît pas son âge, Padma Baroi, mais la question la rend curieuse: «A me regarder, qu’en pensez-vous? La cinquantaine? Oh non, je suis beaucoup plus jeune que ça. Enfin, j’ai l’impression.» Son mari est mort l’an dernier. «Mes beaux-parents ne pouvaient plus me garder. J’étais un boulet, pour eux; ils me le rappelaient assez souvent!» Ses yeux rougissent. «Alors, je suis partie. J’ai mendié, les dix premiers jours, dans une gare de chemin de fer. Et puis, j’ai rencontré un groupe de veuves, comme moi, qui prenaient le train pour Vrindavan. C’est comme ça que je suis venue ici.» A présent, elle chante les louanges du dieu Krishna: «Trois séances par jour, trois heures de prières à chaque séance.» En échange, les propriétaires fortunés du temple lui offrent du riz, des lentilles, et 2 roupies par jour. Soit 30 centimes. «Je ne peux pas m’offrir de combustible pour cuire la nourriture. Alors, je brûle de vieux cartons que je ramasse dans la rue.» Padma n’a jamais raconté son histoire aux autres veuves de Vrindavan: «Nous ne parlons pas du passé entre nous.»
Elles sont naufragées. Seules, désespérément. En rupture d’avec le monde des vivants. La tradition hindoue ne prévoit aucune place pour elles, en particulier dans le nord de l’Inde. A la mort de son époux, une femme ne peut se remarier. Elle est considérée comme responsable du drame, car elle n’a pas su retenir l’âme du défunt. Une veuve appartient à sa belle-famille, qui l’enlaidit afin de ne pas soumettre d’autres hommes à la tentation. Sa simple vue porte malheur. Elle doit se terrer dans la maison, ôter ses bijoux, porter le blanc du deuil et faire pénitence. Attendre la mort.
Pour certaines, c’en est trop. Elles s’enfuient vers les grandes villes, où elles disparaissent parfois. D’autres trouvent un refuge à Vrindavan, au sud de Delhi. La petite ville poussiéreuse attire un demi-million de pèlerins tous les ans. Ils viennent rendre hommage au dieu Krishna et à sa maîtresse, Radha, qui auraient, selon la mythologie, vécu ici. Evoquées dans la légende, les eaux du fleuve Yamuna coulent désormais à quelques kilomètres de la cité. Les forêts ont disparu aussi où Krishna, éternel jeune homme, aurait batifolé avec quelques bergères…
Vrindavan compte de nombreuses «maisons de veuves», dont les propriétaires indemnisent les malheureuses qui chantent, des heures durant, des prières à Krishna. Environ 5 000 femmes vivent ici en permanence. La plupart viennent du Bengale et de l’Etat d’Orissa (nord-est de l’Inde). Deux ou trois fois par jour, plusieurs milliers d’entre elles convergent vers l’un des nombreux ashrams que compte la ville, ces lieux de prière où elles offrent des bhajans (airs de dévotion). Femmes cassées en deux par l’effort, sans joie, au regard absent?
«Elles sont attirées vers Vrindavan, car la vie était pire dans leur région d’origine», explique Padmanabh Goswami, prêtre du temple Radharaman. «Il est plus grave de devenir veuve, chez nous, que d’être abandonnée par son mari. Une femme délaissée peut continuer à porter ses bijoux, par exemple. Elle est reconnue dans la rue. Certains la plaindront. Une fois le mari mort, en revanche, aux yeux des plus traditionalistes, l’épouse cesse d’exister, car elle n’a pas su le retenir parmi le monde des vivants.» En outre, elle perd de facto la possibilité de gérer ses biens, ce que la loi lui garantit en principe. «Les veuves et les personnes âgées ont droit à une pension versée par l’Etat, précise Goswami. Mais la plupart y renoncent en raison des obstacles administratifs.» Leur destin est tragique dans ce pays où, dès sa naissance, chaque hindou se voit assigner une place et un rôle spécifiques dans la société. Selon sa caste, son sexe, sa famille, il pourra devenir prêtre, artisan ou balayeur, épouser cette femme-ci mais non celle-là, bénéficier, ou non, à sa mort, d’une cérémonie funéraire… Pour les veuves, en revanche, la tradition ne prévoit aucune place. Sauf une sorte d’ «exil intérieur».
A la mort de son mari, Tarulata Dasgoswami s’est enfuie de la maison qu’elle partageait avec sa belle-famille: «Il était cadre dans une usine sidérurgique. Nous étions riches. Nous avons eu quatre enfants, dont trois fils, qui devaient hériter de notre fortune. Mais, après sa disparition, j’ai eu peur que mes beaux-parents ne fassent tuer mes garçons. Cela arrive, parfois. Ainsi, ils auraient récupéré mes biens. Etant veuve, je n’ai aucun droit. J’ai préféré partir.» Elle avait 21 ans quand son époux s’est effondré, victime d’une crise cardiaque. Ils étaient mariés depuis cinq ans. «J’ai pris les petits – des bébés, à l’époque – et je suis montée dans un train. Voilà comment je suis venue à Vrindavan. A présent, ma fille a grandi et je voudrais la marier. Mais une dot digne de ce nom, cela coûte une fortune. Je n’ai pas les moyens. Je n’en dors plus. C’est pour mes enfants que j’ai fait tout cela. Nous, les veuves, nous ne pouvons compter que sur Dieu.»
Source : L’Express le 18/03/1999
EN INDE, PERSONNE N’AIME RENCONTRER UNE VEUVE SUR SON PASSAGE…
L’Inde, connu et parfois montré en exemple pour ses « self-help group » où des femmes discutent et luttent pour l’empowerment, connait aussi toujours des discriminations contre les veuves, témoignant de la détermination du statut de la femme en fonction de son mari qui reste une réalité.
LE MONDE | 28.05.05 | 12h53 Correspondante en Asie du Sud
Dans un pays qui se projette comme la grande puissance du XXIe siècle, l’immolation par le feu de Ram Kumari, 75 ans, sur le bûcher où finissait de se consumer le corps de son mari, fait tache. Avant même l’intervention de la police, le bûcher funéraire de Ram Kumari était devenu un lieu de pèlerinage.
Interdite par le colonisateur britannique en 1829, la pratique de la sati voulait que la veuve se sacrifie sur l’autel funéraire de son époux. Elle se pratique encore exceptionnellement (un cas par an peut-être) dans les Etats les plus pauvres et les plus défavorisés du pays.
A Banda, petit village de l’Uttar Pradesh, personne ne s’était aperçu de la disparition de Ram Kumari, le 7 mai. « Lors du dîner, après la crémation du vieil homme, la femme a quitté sa maison, personne ne l’a vue. Elle est allée se brûler elle-même sur le bûcher » , a affirmé Pappu, un voisin, sur une télévision privée.
Avertie, la police avait d’abord, selon une source locale, demandé aux villageois de garder le silence dans l’espoir d’étouffer l’affaire. La venue des pèlerins l’a contrainte à agir, car, selon le code pénal indien, la sati est punissable par la loi seulement si la mort de la femme sur le bûcher funéraire de son mari est accompagnée de célébrations publiques.
Etre veuve en Inde reste une tare, et, généralement, la belle-famille rend la femme responsable de la mort de son mari. La coutume veut qu’une veuve n’assiste jamais aux célébrations de la naissance d’un enfant, de peur qu’elle n’apporte le « mauvais oeil » . « Personne n’aime rencontrer une veuve sur son passage » , affirme Saroj, une jeune femme au foyer.
Dans l’Inde ancienne, écrit Louis Frédéric dans son Dictionnaire de la civilisation indienne ! , « la veuve se trouvait pratiquement déchue de ses droits familiaux et sociaux. Elle devait mener une vie d’austérité, dormir sur le sol et se vêtir de vêtements simples et blancs » .
Aujourd’hui encore, près de 20 000 veuves (sur les 33 millions que compterait l’Inde), rejetées par leur famille ou belle-famille, vivent en mendiant sur les bords du Gange dans les deux villes saintes de Bénarès et Vrindavan, cette dernière appelée communément « la cité des veuves » .
Les conditions de vie de ces femmes sont épouvantables, et les plus jeunes sont contraintes à la prostitution pour survivre. En 2000, un film de la cinéaste Deepa Metha, Water, basé sur l’histoire d’une veuve-enfant de Varanasi (Bénarès), avait provoqué la colère des extrémistes hindous, qui avaient obtenu l’interdiction du tournage en Uttar Pradesh.
Considérée d’abord comme la « propriété » d’un homme (père, mari, frère, cousin), la femme, en Inde, a encore un long chemin à faire pour accéder à l’égalité de statut que lui reconnaît la Constitution, mais que lui dénie encore très souvent la société.
Source : Le monde Françoise Chipaux 29.05.05
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