La philosophie et la doctrine Kegon (école bouddhiste japonaise issue de l’école chinoise Huayan) forment une magnifique structure, immense en conception et complexe dans ses développements. Le Zen en a tiré son propre concept, celui de l’Univers Quadruple. Selon l’enseignement Kegon, l’Univers dans lequel nous vivons est un Univers quadruple qui doit être observé, ou mieux, réalisé, sous quatre aspects.
L’Univers dans sa totalité – terre, ciel, soleil, lune, planètes, étoiles, espace infini – est connu dans la terminologie bouddhiste sanscrit comme le Dharma-Dhatu, en japonais comme le Hokkai. Le mot dhatu, japonais kai, signifie domaine, ou royaume, et le mot Dharma, japonais Ho, a deux significations ; La Vérité Absolue et aussi les éléments individuels qui constituent l’Univers. Ainsi le Dharmadhatu, le Hokkai, est le « Royaume de la Vérité Absolue » et aussi le « Royaume de Tous les Eléments ».
Comme je l’ai dit, le Kegon et le Zen observe ce Dharmadhatu ou Hokkai de quatre façons :
Ji hokkai
Premièrement, il est regardé comme le monde concret dans lequel nous vivons chaque jour, le monde des phénomènes. L’Univers sous cet aspect est dénommé ji hokkai. En japonais, ji signifie « choses », « phénomènes ». Ainsi, cette première façon d’observer l’Univers est tel que ce monde nous apparait, à nous personnes ordinaires. Le Zen n’a rien à en dire au premier abord. Par la suite, quand nous serons préparé à comprendre sa nature réelle, nous aurons à effectuer une investigation approfondie de ses différents aspects.
Ri hokkai
La seconde façon de voir le hokkai – et quand j’utilise le mot voir ou regarder, c’est toujours avec le sens plus profond de réaliser – est de le regarder comme le Monde Absolu, le monde de la Réalité. Le monde sous cet aspect est dénommé ri hokkai, le Royaume du Principe Absolu. C’est le monde de la non-dualité, le monde de la complète Unité, la Vacuité, Sunyata. Pénétrer dans ce monde, réaliser ce monde, et en faire notre demeure permanente, la place où nous nous tenons, c’est le but même de la pratique pour l’étudiant du Zen.
C’est le monde entrevu par de nombreux artistes et mystiques et par des personnes qui connaissent des expériences spirituelles personnelles, le monde de la conscience cosmique comme on l’appelle parfois.
J’ai lu il y a quelque temps le témoignage suivant du fameux critique d’art européen, Berenson ; »C’était un matin au début de l’été. Un brouillard d’argent miroitait et frémissait dans les tilleuls. L’air était chargé de caresses. Je me souviens… que je grimpais sur une souche d’arbre et me sentis soudain immergé dans le Un. Je ne l’appelais pas par ce nom. Je n’avais aucun besoin de mots. Cela et moi nous étions un. » Dans ce monde, l’ego individuel s’efface. On se fond et on devient un avec le Grand Soi. Trop souvent, malheureusement, cette vision se fane avec le temps, est oubliée et sa profonde signification n’est pas comprise. Mais quand cette réalisation est complètement vécue, jamais plus on ne sent que la mort en tant d’individu signifie la fin de la vie. On a vécu depuis un passé sans fin et on vivra dans un futur sans fin. Les questions du ciel et de l’enfer, des péchés individuels et du salut individuel sont réglées une fois pour toutes. A ce moment même, on éprouve la Vie Eternelle – béatifique, lumineuse, pure. Cette expérience est le salut dans le Zen.
C’est ce monde dans lequel nous souhaitons pénétrer quand nous commençons notre étude du Zen. Les premiers koans donnés à l’étudiant du Zen – le Mu de Joshu, le son d’une seule main de Hakuin, votre visage avant la naissance de vos mère et père du sixième patriarche – ces koans sont des supports et leur résolution nous mène à travers la barrière sans porte dans le Monde Absolu, le Royaume du Principe Absolu, le ri hokkai. Mais comme un premier satori n’est souvent qu’un premier aperçu de ce monde, en avoir simplement franchi le seuil si l’on peut dire, l’étudiant du Zen doit travailler sur de nombreux koans de sorte à ce que ce monde devienne pour lui une réalité qui ne disparaisse plus.
Mais nous vivons et fonctionnons dans le monde de tous les jours, le monde des phénomènes, le monde de la relativité, des choses séparées. Le Zen en est bien conscient. L’étape suivante est de nous amener à la réalisation que le noumène et les phénomènes, l’Absolu et le relatif, ne sont que deux aspects de la Réalité. Par conséquent, quand l’étudiant du Zen a réalisé de façon approfondie le ri hokkai, le monde en tant que Royaume de l’Absolu, il lui est demandé, tout en restant dans l’Absolu, de regarder à nouveau le monde relatif, phénoménal, qu’il croyait auparavant être le seul monde.
Riji muge hokkai
Ceci, cette troisième façon de considérer l’Univers est connue comme la réalisation de l’Univers en tant riji muge hokkai, c’est-à-dire le monde dans lequel l’Absolu et le particulier, le nouménal et le phénoménal, le Principe et le Manifesté sont réalisés comme étant complètement harmonisés et unifiés. Le particulier, le relatif, le phénoménal, le manifesté ne sont que l’aspect sous lequel nous percevons le noumène, l’Absolu, le Principe. Les mots riji muge hokkai traduits littéralement signifient : ri « Principe », ji « choses », mu « sans », ge « obstacles » ou « obstruction ». C’est-à-dire, l’Absolu et le relatif s’interpénètrent totalement sans aucun obstacle ou obstruction. Ou pour utiliser un autre terme, ils sont complètement unis. En réalité, ils sont une seule et même chose.
Quand nous atteignons cette réalisation, nous en venons à connaitre toute chose du monde qui nous entoure, chaque arbre, chaque rocher, chaque étoile, chaque parcelle de poussière ou même de saleté, chaque insecte, chaque animal, chaque personne, inclus nous mêmes, tels qu’ils sont, comme étant une manifestation de l’Absolu, et tous leurs actes comme étant le fonctionnement de l’Absolu. Toute chose existante, sensible ou non sensible, est sacrée par essence. De cette réalisation nait la certitude que toute chose et chacun, quel que soit son état, et son degré d’abjection, est intrinsèquement un Bouddha, est destiné au salut et finira par réaliser la Bouddhéité.
Jiji muge hokkai
Mais il y a encore une réalisation plus profonde à atteindre. Ceci est connu comme la réalisation de jiji muge hokkai, la réalisation du royaume de l’interpénétration complètement harmonieuse et sans obstacles et de l’interconvertibilité de toute chose en une autre. Ji, nous l’avons vu, signifie « chose », donc jiji signifie « choses et choses », muge signifie « sans obstacles, sans obstruction ». Ainsi le jiji muge hokkai est le royaume dans lequel toutes choses, que nous en sommes déjà venus à réaliser comme l’Absolu manifesté, forment ensemble un tout complet et total par une pénétration harmonieuse et sans obstruction, par l’interconvertibilité et l’identification de toute chose avec les autres. La réalisation de jiji muge hokkai est la réalisation que toutes les choses dans l’Univers sont constamment et continuellement, librement et harmonieusement, en train de s’interpénétrer et de se convertir les unes dans les autres, c’est la réalisation de l’Univers comme l’expression du jeu éternel s’auto créant de l’Absolu. Expérimenté ainsi, l’Univers est vu comme étant Un dans l’espace et le temps, ou plutôt, comme étant sans temps ni espace.
Quand mon enseignant me parlait de cela, il disait : « Maintenant pensez à vous-même. Vous pensez que vous êtes une individualité séparée et indépendante, mais vous ne l’êtes pas. Sans vos mère et père vous ne seriez pas. Sans leurs mères et pères, eux-mêmes n’auraient pas existé et vous ne seriez pas là. Et sans leurs propres mères et pères, etc. ainsi, nous pouvons remonter sans fin jusqu’à l’origine de la race humaine et avant cela et avant cela. Vous, à cet instant, êtes le sommet d’un grand triangle formé de toutes ces vies individuelles qui vous ont précédé. Elles existent en vous aujourd’hui. Elles vivent en vous aujourd’hui aussi réellement qu’elles vivaient individuellement dans ce que nous appelons le temps passé.
Mais, en plus, vous vivez aujourd’hui grâce à toutes les individualités et existences dans le monde en ce moment – votre corps est alimenté par la nourriture cultivée et transformée par d’innombrables personnes à travers le monde actuel, votre corps est habillé de vêtements produits par d’innombrables personnes à travers le monde actuel, vos activités sont conditionnées par les activités d’innombrables personnes à travers le monde actuel. De façon similaire, les corps, les actions, les pensées de tous vos ancêtres qui forment le grand triangle dont vous êtes le présent sommet, ont été à leur tour dépendant de et conditionnés par les innombrables personnes existant dans le monde à l’époque où ils ont individuellement vécu. Ainsi, si nous considérons que tout le temps passé est concentré en vous à cet instant, nous devons aussi considérer que tout l’espace passé est aussi concentré en vous à cet instant. Par conséquent, vous, et tout autre être dans le monde, vous vous trouvez en réalité au sommet d’un grand cône plutôt que d’un triangle.
Mais ce n’est pas tout. De vous viendront vos enfants et les enfants de vos enfants ; de vos actions, viendront les résultats de vos actions et les résultats de ces résultats ; et de vos pensées viendront les pensées futures et les pensées résultant de ces pensées, à l’infini ; vous portez en vous la graine de laquelle naitra le futur. Tout comme vous êtes à ce moment l’entièreté du temps passé, de même, vous êtes aussi l’entièreté du temps futur. Tout comme vous, en ce moment, représentez la concentration de tout l’espace passé, de même, vous représentez la concentration de l’espace futur. Et ceci est vrai pour chaque être sensible ou non sensible dans l’Univers. En vous, et en chacun d’eux en ce moment, se trouvent la totalité de l’espace et du temps. En d’autres termes, cet instant est tout.
Le Kegon et le Zen ont leurs propres symboles pour illustrer ce jiji muge hokkai. Dans le Kegon, le symbole utilisé est connu comme le filet d’Indra. Il est décrit comme un grand filet s’étendant à travers tout l’Univers, verticalement pour représenter le temps, horizontalement pour représenter l’espace. À chaque point où les fils du filet se croisent se trouve une perle de cristal, le symbole d’une existence individuelle. Chaque perle de cristal reflète sur sa surface brillante non seulement toutes les autres perles du filet, mais aussi les reflets de toutes les perles sur toutes les autres perles – d’innombrables reflets sans fin des unes dans les autres.
Pour le Zen, quand Shakyamuni montra l’unique fleur de lotus devant l’assemblée, il montra le jiji muge hokkai, il manifesta la totalité de l’Univers dans le temps et l’espace, il illustra la complète et harmonieuse interpénétration de toutes choses les unes dans les autres, il exposa son enseignement total dans ses moindres détails et démontra son principe le plus profond et mystérieux, que chaque existence individuelle est la totalité de la Vie, sans commencement, sans fin, se créant elle-même, Vie Infinie.
C’est ce que nous sommes. C’est ce que vous êtes, c’est ce que je suis, c’est ce que chaque chose dans l’Univers est – la Vie sans commencement, sans fin, la Vie éternelle, infinie, sans limites. Ceci est ce que nous devons réaliser. Et la pratique du Zen nous mène pas à pas vers cette réalisation. C’est le but du Zen, c’est le véritable satori.
Quand nous entrons pour la première fois dans le grand et merveilleux monde du Dharmadhatu, nous sommes comme des bébés qui ouvrons les yeux pour la première fois dans le monde où ils vivent. Au début, ils peuvent à peine distinguer quelque chose, mais petit à petit, leurs yeux distinguent la forme du sein de leur mère, le lit, la chambre, les jouets. Ainsi quand, avec notre premier éveil, nous poussons la porte et entrons dans le monde de l’Absolu, nous ne pouvons distinguer grand chose au début. Mais peu à peu, avec notre oeil du Dharma, comme on l’appelle dans le Zen, nous en venons à voir davantage et plus clairement. C’est pourquoi un premier satori n’est pas suffisant, c’est pourquoi l’étude du Zen doit se poursuivre encore et encore. Et bien que notre étude formelle du Zen puisse atteindre sa conclusion, la réelle étude du Zen ne finit jamais. Car l’étude du Zen est la réalisation toujours poursuivie et approfondie de cette Vie Éternelle se renouvelant d’elle-même.
En réalité, le Zen va un pas plus loin que la réalisation de la quatrième vue du Kegon. La dernière étape du Zen est ce qu’on peut appeler « le retour au naturel ». Bien que nous puissions avoir réalisé le jiji muge hokkai, nous devons à présent démontrer notre réalisation dans la pratique de notre vie quotidienne, quelle qu’elle soit. Si nous devons laver des assiettes, nous lavons des assiettes ; si nous devons être le président d’un pays, nous sommes le président d’un pays ; si nous devons enseigner, nous enseignons. Mais, alors que nous lavons les assiettes, ou que nous agissons en tant que président, ou que nous enseignons, nous savons que cet acte est un acte sacré, un acte indispensable à l’Univers dans sa totalité ; qu’il soit fait et fait quand et comme il doit l’être dépend le futur entier de toutes les existences. Alors, comme notre réalisation s’approfondit toujours plus, quand nous l’avons pour ainsi dire complètement digérée et assimilée, nous n’avons plus besoin de penser aux implications philosophiques et religieuses de nos activités. Naturellement et spontanément, nous répondons dans le présent.
Extrait de Zen Pioneer Ruth Fuller Sasaki – » Zen, a religion » – Traduction Bouddhisme au féminin
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