Deux enseignantes répondent à une questions posée par un(e) pratiquant(e):
– Zenkei Blanche Hartmann de la tradition Zen, ancienne abbé du San Francisco Zen center,
– Narayan Helen Liebenson, enseignante au Cambridge Insight Meditation Center de la tradition Théravada.
Q : Dans les enseignements du Dharma, on parle souvent des causes de la souffrance dans l’optique de la cessation de la souffrance. Je suis Bouddhiste depuis environ 18 ans et même si j’ai le sentiment d’avoir compris et accepté les causes de la souffrance personnelle, je trouve difficile à comprendre les causes de la souffrance lorsque nous souffrons pour les autres. Une telle souffrance ne provient pas de l’ignorance ou de l’attachement. C’est une douleur brutale lorsque je vois un animal être martyrisé, un enfant maltraité ou des prisonniers torturés. La souffrance des autres me laisse totalement désemparé. Comment puis-je accepter une telle chose ?
Zenkei Blanche Hartman : La peine dont vous parlez lorsque vous êtes témoin de la souffrance des autres est ce dont nous parlons lorsque nous évoquons la compassion (« souffrir avec ») C’est un sentiment naturel dû à la connexion inhérente entre tous les êtres. Le monde serait vraiment cruel si nous n’étions pas capable de ressentir de la compassion !
Comme le Bouddha, il est possible que vous ayez travaillé sur cette question depuis que vous étiez enfant. Étant jeune, il est allé assister à la célébration de printemps des premiers labours pour préparer les cultures. Durant cette célébration festive et colorée, au cours de laquelle son père a cérémonieusement tracé le premier sillon, le jeune Siddhartha a remarqué que le sillon éventrait les habitats du sous-sol des insectes et des vers et les exposait aux oiseaux qui les mangeaient.
Même en faisant consciencieusement l’effort de vivre une vie qui n’engendrera pas de souffrance, nous découvrons que nous ne pouvons pas complètement suivre le premier précepte qui est de ne pas tuer. Nous devons soit nous laisser mourir de faim ou manger de la nourriture qui a été vivante. Même si nous sommes de stricts végétariens, la vie des êtres vivants dépend uniquement de la nourriture qui a été elle-même vivante.
Dans ce cas, le travail important qu’il nous faut faire consiste à rester conscient de notre connexion intrinsèque avec tous les êtres et de cultiver en permanence des états mentaux bénéfiques d’amour bienveillant, de compassion, de joie altruiste et d’équanimité. Comment nous vivons cette précieuse vie humaine qui nous a été donnée est le point le plus important. Si nous souhaitons avec ferveur éradiquer la souffrance du monde, ainsi que beaucoup avant nous l’ont déjà souhaité, le meilleur moyen pour y arriver consiste à ne pas en rajouter. Si nous ajoutons un jugement ou de la colère à la situation, cela ne fera qu’augmenter la souffrance.
Ma plus récente inspiration pour réaliser ceci est cette citation attribuée au Dalaï-Lama : «Chaque matin, au réveil, pensez à ceci : Aujourd’hui j’ai eu la chance de me réveiller. Je suis vivant. J’ai une précieuse vie humaine. Je ne vais pas la gâcher. Je vais utiliser toute mon énergie à m’entraîner à élargir mon cœur envers les autres pour le bénéfice de tous les êtres.»
Narayan Liebenson Grady: Comment pouvons-nous donner un sens à l’immensité des souffrances de ce monde ? Comment les supporter et contribuer à les alléger sans être complètement dépassé par un sentiment d’impuissance? Ce sont les questions les plus humaines.
Je ne sais pas si comprendre les causes de la souffrance des autres améliore les choses. Mais en revanche, ce que nous savons, est que les choses arrivent parce que les conditions sont réunies. Nous ne pouvons peut-être pas connaître toutes les conditions dans n’importe quelle situation, mais lorsqu’il est question de la souffrance des autres, moins d’analyses et plus d’actions empreintes de compassion pourraient être une meilleure approche.
La compassion consiste à prendre soin de la souffrance et y répondre. Il est facile de tomber dans des schémas préprogrammés de réactivité: nous nous retirons, devenons indifférents, restons coincés dans la colère ou perdus dans la peur, laissons un sens d’impuissance nous contrôler. Notre pratique consiste à voir que parfois les situations semblent désespérées et pourtant, au même moment, nous incitent au courage et à faire de notre mieux de tout cœur pour les transformer.
Je me souviens avoir été surprise la première fois que j’ai appris que le Bouddha avait défini la compassion comme «un tremblement du cœur» et «un sentiment agréable de sollicitude.» Jusqu’alors j’avais toujours pensé que la compassion signifiait «souffrir avec.» Les mots du Bouddha m’ont aidée à voir qu’avoir de la compassion signifie être vulnérable mais très forte en même temps. Pour moi, le tremblement du cœur signifie encourager nos cœurs à rester ouverts face à la souffrance. Et un sentiment plaisant de sollicitude exige de la confiance et une aptitude, la capacité à supporter la détresse des autres, de manière à être efficace dans nos efforts pour les aider.
Les sentiments d’impuissance et de désespoir sont normaux et en tant qu’êtres humains, à mesure que nous comprenons la souffrance ainsi que l’élimination de la souffrance, nous utilisons des méthodes de sorte à ne plus être désespérés.
Je ne suis pas sûre que vous soyez prêts à accepter la souffrance qui vous entoure dans la même mesure que vous souhaitez essayer de la soulager. Le fait que vous ne la tolériez pas est l’indication d’un cœur tendre. Cette tendresse doit être équilibrée avec le sentiment de confiance que vous pouvez répondre avec sagesse et de manière habile, plutôt que de devenir paralysée et inerte.
Où commencer ? Reconnaître notre douleur et nous y ouvrir nous permet de nous ouvrir à la douleur des autres sans être dépassé. Il est également important de se souvenir que la pratique ne consiste pas uniquement à voir les agonies qui nous sont infligées, mais également les forces. En d’autres mots, voir ce qui n’est pas la souffrance. Le reconnaître en soi, permet de le reconnaître chez les autres. Nous nous entraînons donc à avoir foi en la véritable nature de tous les êtres, pas à penser aux autres avec pitié et un sentiment de séparation.
Lorsque nous pratiquons de cette manière, quelque chose de remarquable peut se passer, au moins de temps en temps : nous pouvons vouloir rester ouvert à cette possibilité. Lorsque nous pensons à quelqu’un comme Nelson Mandela, nous pensons aux horreurs qu’il a subies ainsi qu’au fait qu’il a été une immense source d’inspiration. D’une manière ou d’une autre, il a été capable de maintenir sa foi et sa compassion dans la tourmente de conditions véritablement difficiles et de sortir de ces événements transformé et porteur d’un immense amour. Peut-être avons-nous toutes et tous de telles capacités inexploitées.
Source : Buddhadharma Juin 2010 – traduction Bouddhisme au féminin
Une question est ainsi posée à ces enseignantes à chaque numéro de la revue Buddhadharma, nous en reprenons le principe à chaque numéro.