Spécial compassion du n° 20 – dix ans de présence sur le net
Lama Wangmo qui enseigne dans divers lieux dont Yogi Ling nous a envoyé ce texte sur le beau symbole de la biche.
Comment parler de la compassion sans aligner les clichés ? Comment parler de la compassion sans tomber dans le prêt à méditer d’un idéal complaisant et en fin de compte vain, irréalisable et inactuel ?
Prenez quelques instants pour vous demander: quel est le symbole qui, pour moi, évoque la compassion ?
Nous savons tous quelque chose de la compassion et de l’amour. Par le fait d’avoir un coeur même si nous nous en méfions et essayons de ne pas nous laisser aveugler par son impulsivité. Il nous arrive d’oublier que le coeur peut être clair, comme une lune, et doux comme une biche. À l’image de la biche, le coeur est prêt à s’élancer au-delà des craintes et des espoirs. Où court une biche ? Nul ne peut le savoir. Cela sert-il à quelque chose de le savoir ? Elle semble se réjouir à bondir, libre d’être, toute à son mouvement spontané délicat et puissant à la fois.
Les symboles et les images sont une invitation à entrer en résonance avec une expérience indicible et pourtant réelle et vivante. L’esprit a ce pouvoir de s’expérimenter sous de multiples formes. Ce pouvoir s’appelle compassion. Dans ses vies antérieures, le Bouddha a développé le pouvoir de la compassion. De nombreuses histoires nous racontent ce qu’il a été, homme, animal, pont et bien d’autres formes. La vacuité alliée à la compassion est force de métamorphoses au service des êtres.
Lorsque l’on n’est plus dans l’attachement à cette entité-identité qui n’est qu’une forme d’emprunt, alors il est possible d’expérimenter toutes les formes du vivant. Ainsi devient-on bodhisattva, héros d’éveil avec au centre de sa vie bodhicitta, l’esprit d’éveil.
La compassion est active, elle n’a rien d’inerte. Elle est la capacité à sortir de soi pour rencontrer l’autre dans ses points sensibles avec bienveillance, sans jugement.
Aborder la compassion à travers une analyse rationnelle serait limitatif. Ici le coeur et l’expérience sont ce dont nous avons besoin pour explorer la motivation, les blocages, les croyances qui entravent la compassion envers soi et envers autrui .
Dans sa pureté fondamentale, le coeur est clair et limpide, il reflète ce qui est et s’ouvre à toutes les métamorphoses. S’ouvrir à toutes les métamorphoses est l’expression des qualités en action, ce que l’on appelle dans la voie du Bouddha, les paramita, les vertus médicinales, les forces qui nourrissent harmonieusement l’intention dans la relation aux autres. La relation à l’autre est relation à soi. La pureté de l’intention transforme la générosité, l’éthique, la patience, l’énergie, la méditation et la sagesse de la vacuité en terrain d’entraînement. En effet il peut être relativement facile de donner mais donner sans attente de retour, à l’écoute du besoin réel de l’autre, pour au final donner la saisie qu’est soi demande d’entrer dans un cheminement et d’y être bien accompagné.
Le mot compassion, comme celui d’amour, semble aujourd’hui désuet, usé, éculé, vidé de substance. Pourtant l’expérience à laquelle ces mots renvoient est l’essence à laquelle on revient toujours, qui que l’on soit. Que cela nous manque, soit un idéal spirituel ou que nous en ressentions la pertinence, l’amour et la compassion sont les deux faces d’un même besoin : rencontrer le bonheur et fuir la souffrance. Pour rencontrer le bonheur et éviter la souffrance, nous avons besoin de l’amour et de la compassion.
Notre existence elle-même est le fruit de rencontres amoureuses, de dons reçus, de soutiens dont nous avons bénéficié même si nous n’en avons pas ou peu conscience. Le don de la vie lorsqu’il est véritablement accepté et véritablement reçu engendre le même désir de répondre à cet élan en faisant quelque chose de notre vie dont le caractère précieux est que ce don ne soit pas perdu. La conscience de la valeur du don est à l’origine des actions de gratitude, individuelles ou collectives. Quelque chose de précieux a été donné et reçu, comment faire qu’il ne se perde pas ? en le rendant à notre tour. De quelle façon ? Chacun peut trouver sa façon d’exprimer la gratitude, d’exercer la compassion, dans sa propre vie, là où il est, avec ce qu’il est. Cela peut prendre de multiples formes selon la sensibilité et la créativité de chaque personne ou collectif.
Un lâcher-prise régénérant
La compassion éclot telle une fleur ou un fruit à maturité, ou tel la biche émergeant d’un sous bois. Elle est ce qui nous cherche et apparaît de temps à autre, en un éclair vivace, perçant le coeur endurci d’un souhait d’amour et de tendresse envers tout vivant.
L’être blessé que nous sommes laisse parfois s’échapper, dans la lucidité de la souffrance, un regard d’amour inconditionnel lorsque les résistances à l’ouverture lâchent prise. Lâcher-prise est se retrouver au bord de la source du coeur. Lâcher le mental, tomber dans le coeur, s’ouvrir aux couleurs du monde et à sa vérité. Il n’y a là rien de sentimental, juste l’amour puissant qui, malgré ses blessures, est capable de se régénérer tel le phénix renaissant de ses cendres.
Le coeur s’accorde à l’instant dans son mouvement de vérité alors que le mental cherche à s’en protéger, à s’en distendre pour prendre le contrôle de ce qui arrive. Peine perdue, la biche fait feu de tout bois, allume le coeur d’une tendresse inconditionnelle et nous oblige à bouger, à sortir du cocon. Déçu, vous luttez pour ne plus aimer ou vous ouvrir, alors préparez-vous à de plus grandes souffrances encore. Nul ne possède l’amour, nul ne possède la biche, nous pouvons juste abandonner la lutte pour recevoir.
Dans les douze travaux d’Hercule, un des travaux se nomme : la biche de Cérynie. Les douze Travaux d’hercule sont le récit initiatique des travaux pratiques de la conscience dans son effort à repousser ses limites en vue d’élargir ses possibles d’expérience.
Hercule, connu pour sa force imposante, doit ramener la biche sans la blesser. Sa force guerrière ici ne peut lui être utile. Il doit poursuivre la biche pendant longtemps jusqu’à des contrées lointaines qu’il n’avait jamais visitées auparavant et qui lui ouvrent les portes d’un peuple sage et paisible, habile en maîtrise des rêves.
La biche argentée, aux cornes d’or et aux sabots d’airain est telle une insaisissable lune, claire et changeante. Tantôt elle paraît, tantôt elle s’éclipse, mais une fois vue elle ne peut être oubliée. Nous n’avons de cesse, comme Hercule, de la poursuivre pour la voir à nouveau. Parfois la douceur aimante, le lâcher-prise, l’ouverture inconditionnelle à ce qui est, perce la morosité quotidienne et les montagnes de dureté accumulées, parfois non. Parfois la chaleur délicate du mouvement de la biche commence à faire fondre la glace de l’ego ou pas. Impossible de forcer la biche, de la violenter, elle ne peut apparaître qu’à l’horizon de l’abandon sincère, de l’impuissance du chasseur en saisie d’altérité, de son renoncement à vaincre par les armes.
En présence du pur amour
Dans certaines approches du bouddhisme, le Bouddha de la compassion est représenté sous l’aspect d’une divinité. Dans le bouddhisme tibétain, il s’agit de la pratique de Tchenrézi, le Bouddha de compassion dont le nom Tchenrézi signifie : «celui qui a un regard bienveillant tourné vers les êtres». Les attributs de la présence éveillée qu’est la divinité sont décrits pour être visualisés. Parmi ceux-ci, il y a une peau de biche qui couvre l’épaule de Tchenrézi.
L’image de la biche éveille notre intelligence symbolique et s’adresse à la part belle et pure de l’être. Le regard bienveillant tourné vers tous les êtres est l’écho de leur propre délicatesse, sensibilité et lucidité. Devenir la divinité est réaliser que nous sommes déjà la douceur infinie et insaisissable de ce qui est. Le pur amour est là, au-delà de toute intentionnalité, présence inconditionnelle de clarté.
Si la force peut être saisie, la douceur est la réponse impalpable et invisible à toutes les formes de saisie. Il s’agit ici d’une douceur qui a la liberté et l’acuité de la biche, non de la douceur fabriquée par un ego manipulateur et prévisible. L’animal ne pense pas, il est. C’est là sa beauté.
L’acuité de la non saisie est plénitude du coeur, d’un coeur déjà comblé. Au sein de la vacuité se dessinent les formes douces et précises d’une clarté vide et dynamique d’où les actes peuvent émaner spontanément.
Dans la non dualité du symbole, nous nous vivons comme tous les éléments de cette présence de pur amour inconditionnel. Nous sommes Tchenrézi et nous sommes la biche, ornement sur l’épaule de la divinité. Nulle menace, nul fardeau, juste une peau de biche. A-t-elle été tuée ? Nul doute que la souffrance de la biche nous rend encore plus sensible à son message d’amour et de liberté.
La biche bondit en soubresauts de joie, elle traduit l’élan libre et naturel du coeur que rien n’entrave ni ne possède. L’élan chaleureux, joyeux et naturel d’ouverture à l’autre connaît parfois des interruptions, en raison des blessures émotionnelles, des peurs et des attentes. Pourtant le mouvement du coeur est prêt à chaque fois à réitérer son élan. Même tuée par le chasseur, la biche laisse place à une autre qui continue de courir les bois sans que rien ne puisse l’en empêcher . Même gravement blessé ou endommagé, le coeur veut encore renaître à l’éternité des premières fois.
Libres et en liens par un don sans retour
La compassion qui traditionnellement est l’aptitude à ressentir les souffrances d’autrui est le souhait généré simultanément que chacun sorte de l’ignorance, des causes qui l’amènent à souffrir et à faire souffrir. La compassion comprend l’autre et sa souffrance et l’au-delà de moi et autre en tant que deux entités séparés.
Reconnaître l’aspiration de mon coeur à l’amour noble et sincère valide la même aspiration chez l’autre. La compassion tisse un lien entre et au-delà, en même temps qu’elle nous demande de donner dans un acte libre et sans retour le meilleur de nous même. Donner le meilleur de soi est accepter le meilleur de l’autre. La liberté se fait don et acceptation. Dans cette vision, la confiance, la non attente, l’amour inconditionnel font partie de la compassion en acte.
Cependant nous voyons qu’il n’est pas toujours facile de se comporter avec autant d’innocence, nous avons des allers retours, des doutes, des hésitations sur nous-même ainsi qu’envers l’autre. C’est pourquoi le voeu de bodhisattva, du héros d’éveil est lucide. Je voudrais vivre cette confiance, cette non attente, cet amour inconditionnel mais parfois je reprends les chemins de la méfiance, des reproches, du ressentiment etc. Je doute de mes capacités et je doute des capacités de l’autre à être dans cette innocence du don d’amour et de compassion sans retour, sans reprise et sans regret. Alors telle la biche, je réitère à nouveau ce que le chasseur a tué : je fais à nouveau le voeu de retrouver l’élan du coeur et la confiance. C’est simple, c’est facile, c’est possible.
Ainsi exercer sa compassion est se mettre face à sa fragilité et à sa force, ce qui est le propre de la pratique. Fragilité du coeur éprouvé et en même temps force d’aspiration, du souhait de ce même coeur dont la nature est l’aimance douce et libre, impertubable biche de vacuité aux formes de vérités et aux élans de douceur infaillible.
Que la biche de Cérynie rencontre la biche de Tchenrézi, que les analogies entre ces magies symboliques chacune dans leur territoire puissent être fécondes et nous aider à traverser les frontières des savoirs unilatéraux. Rien n’arrête la compassion, dans son élan discernant et créatif.
Lama Wangmo (Hélène Lémery) enseigne à Paris ainsi que dans la région de Lyon – son site Racines de la présence